Retour sur un grand disque jamais réédité avec le premier album de Souled American, Fe, paru en 1988 sur Rough Trade Records. Où la musique country se renouvelle de façon intime et passionnée.

LE CONTEXTE
En musique comme dans le domaine international, l’année 1988 reste marquée par les frémissements et les incertitudes. Alors que les conflits se déplacent du front désormais presque serein de la Guerre froide vers de nouveaux espaces plus restreints géographiquement et potentiellement plus meurtriers – on commence à entendre plus distinctement dans l’actualité les noms du Kosovo ou de Gaza –, la transition esthétique entre deux décennies s’amorce également dans des lieux pionniers dont la France ne fait pas partie. Il faut dire que, côté hexagonal, la bande-son de la campagne présidentielle n’est pas exaltante. À l’exception d’une poignée de fulgurances aussi célestes que leur intitulé – Voilà Les Anges de Gamine, Pour Nos Vies Martiennes de Daho –, la fameuse génération Mitterrand persiste à propulser aux sommets de son très consensuel Top 50 les mal-chantants de la bonne conscience (Goldman, Renaud). Heureusement, les travaux du futur tunnel sous la Manche avancent depuis le mois de janvier, ouvrant aux amateurs de musique continentaux des perspectives plus riantes. Fraîchement débarquée en provenance des clubs d’Ibiza, l’acid house déferle désormais sur les rivages du Royaume-Uni, charriant son lot de pilules euphorisantes et de pulsations rythmiques extatiques. Alors que les tabloïds et autres politiciens conservateurs font leurs choux gras de toutes les craintes plus ou moins fantasmatiques associées au nouveau phénomène, cette culture hédoniste commence déjà à étendre son influence dans les sphères souvent plus austères de l’indie rock. New Order s’envole aux Baléares pour y enregistrer son nouvel album et les lundis n’ont jamais été aussi radieux pour les ex-tenanciers officieux de l’acid corner de La Hacienda. Anciens dealers de proximité, les Happy Mondays achèvent brillamment leur reconversion musicale en publiant un second LP, Bummed, qui célèbre les noces entre les musiques et les substances jusque-là inconciliables. De l’autre côté de l’Atlantique, la tonalité d’ensemble demeure moins enjouée. À cinquante-quatre ans passés, Leonard Cohen proclame haut et fort qu’il entend bien rester notre homme (I’m Your Man). Quelques semaines après la séparation hivernale d’Hüsker Dü, plusieurs concurrents sérieux sont en mesure d’assurer la succession. Déjà presque vétéran, Sonic Youth confirme et signe l’un de ses meilleurs disques (Daydream Nation) tandis que, du côté de Boston, des lutins mixtes affirment leur statut d’outsiders. Pour ces Pixies, l’avenir s’annonce déjà prometteur.

LE GROUPE
L’anecdote ressemble à l’une de ces mauvaises plaisanteries et autres quiproquos répétitifs dont Francis Veber serait parvenu à tirer une interminable séquence supposément comique. Toujours est-il que la petite histoire retient que la rencontre décisive entre Joe Adducci (basse, chant) et Chris Grigoroff (guitare, chant) a bien eu lieu à Normal. Normal, une bourgade bien nommée de l’Illinois, pas très loin de Chicago où les deux hommes commencent par tâtonner au milieu des années 80 au sein de The Uptown Rulers avant de recruter en 1987 Scott Tuma (guitare) et Jamey Barnard (batterie), dont l’arrivée correspond au choix d’un patronyme plus évocateur : Souled American. D’emblée, le quatuor entreprend un travail méticuleux et extrêmement original de déconstruction de l’idiome rock, le réduisant progressivement à ces composantes les plus élémentaires et traditionnelles – le blues primitif, la country, le bluegrass – pour mieux les réassembler ensuite sous la forme d’un puzzle musical méconnaissable et radicalement original, indirectement inspiré par les francs-tireurs de Camper Van Beethoven. Le retour aux sources n’est certes pas une idée neuve, loin de là. Tout au long des années 1980, d’autres jeunes pousses indépendantes du rock américain sont déjà parties en quête de leurs racines les plus anciennes. Mais si Lone Justice et The Blasters ont déjà tenté – et parfois réussi – l’hybridation entre punk et country, Grigoroff et ses camarades sont les premiers à transposer ainsi leurs rêves de cowboy et leurs références musicales tout droit sorties de Nashville dans le cadre plus intime de leur chambre à coucher. Un changement de décor déroutant qui redonne une sacrée fraîcheur à ces codes archétypaux désuets et décrépis. Quelques mois plus tard, le groupe signe sur la branche américaine de Rough Trade et publie un premier album en forme de manifeste, Fe, comme les deux premières lettres du mot Feel.

L’ALBUM
Country alternative ou americana, l’étiquette du flacon importe finalement peu, et ce d’autant moins que Souled American ne porte guère d’attention aux questions de suremballage. Le son du premier LP est souvent terriblement rêche, les voix oscillent parfois autour d’un équilibre harmonique inaccessible, mais l’ivresse est bien au rendez-vous. Alors que Grigoroff chante comme un vieil ermite des Appalaches, débarrassé du souci de préserver les moindres apparences de l’esthétiquement correct, la section rythmique – et notamment Adducci – impressionne à la fois par sa sobriété et sa souplesse. Déconcertant par son caractère hétéroclite et ses allers-retours constants entre modernité et tradition – la reprise du traditionnel Fisher’s Hornpipe –, Fe condense en tout juste onze morceaux et de manière quasi prophétique presque trois décennies à venir de cette musique américaine qui se fixe comme ligne directrice de parvenir à inventer du très neuf en recyclant de très vieux ingrédients. Jazz, zydeco, folk, blues et même reggae, tout y passe. On croit reconnaître çà et là les tempos alanguis de Cowboy Junkies mais l’humeur dominante est ici infiniment plus iconoclaste. Les accords des ballades à la charpente la plus conventionnelle sont impitoyablement tordus, parfois jusqu’au grotesque (Notes Campfire, Feel Better). Le chaos de Magic Bullets rappelle les expérimentations de Captain Beefheart. Goin’ Home s’inspire du rythme chaloupé d’un orchestre de La Nouvelle-Orléans mais la fanfare est ensuite transpercée par des riffs de guitares aussi épiques que décalés. Quant à Make Me Laugh Make Me Cry, terrifiant d’intensité, ses trépidations électriques ne se sont sans doute pas échouées très loin des oreilles de feu Jason Molina. Au final, cette absence délibérée de cohérence stylistique contribue d’autant plus à faire de cet album paradoxalement tombé dans l’oubli une œuvre au caractère précurseur. On y entend pêle-mêle la voix déchirante des premiers Palace, le syncrétisme mélancolique de Lambchop et le traditionalisme irrévérencieux de Wilco. Pas tout à fait l’équivalent musical du big-bang, mais pas loin.

LA SUITE
Alors même qu’un certain nombre de ses confrères – Uncle Tupelo en tête – commençaient à s’engouffrer dans les brèches ainsi entrouvertes, Souled American ne parviendra jamais à franchir le seuil de la véritable notoriété. Sans doute est-ce lié à son incapacité à transformer ce coup d’essai brillantissime en un style ou une formule. Prolifique et talentueuse, la formation ne cesse de changer plus ou moins de style à chaque effort et reste donc, dans tous les sens du terme, difficile à suivre. Pour le meilleur et le moins bon, Flubber (1989) apparaît logiquement comme une tentative de prolonger quelques-unes des trouvailles de Fe mais avec une maîtrise technique et instrumentale plus accomplie qui confine parfois à la virtuosité. Flubber contient plusieurs compositions remarquables mais ne possède pas le charme rugueux de son prédécesseur. Around The Horn (1990) amorce un virage inattendu mais pas dépourvu d’intérêt vers le psychédélisme. On en conseille vivement l’écoute à ceux qu’intriguerait la perspective d’une collaboration improbable entre Will Oldham et Little Feat. Déjà mal en point, Souled American survivra ensuite tant bien que mal à la faillite de son label, publiant tout de même trois autres essais entre 1992 et 1996, caractérisés par un style beaucoup plus épuré et des tonalités beaucoup plus mélancoliques. Les morceaux aux tempos ralentis et aux structures étirées de Frozen (1994) possèdent le charme austère de cette ambient folk minimale qui caractérisait certaines des œuvres contemporaines de Smog. Après la séparation de Souled American, seuls Scott Tuma et Jamey Barnard ont poursuivi leur carrière d’instrumentiste sans pour autant renouer avec la flamme de leurs débuts. Une reprise de Kris Kristofferson pour un album hommage en 2002, quelques concerts en 2006 et 2007 suivis de rumeurs d’un possible retour en studio, voilà pour le moment les dernières traces audibles laissées par le duo majeur Grigoroff/Adducci. En attendant une réhabilitation qui n’a jamais été aussi indispensable.

Un autre long format ?