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Photo © Steve Gullick | montage © Julia Borel

À l’occasion de la sortie de "The Twits", second album de bar italia en 2023, on s’est posé une question : comment, d’un projet underground né à Londres pendant le confinement, est-on arrivé à l’une des sensations de cette année ? Petite présentation des différents protagonistes d’une histoire qui entretient ses nombreuses zones d’ombre.

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Dean Blunt et Vegyn, les pionniers

Accordons nos violons sur un point : parce que Londres est une ville-monde(s) par excellence, il est impossible – surtout quand on n’y a jamais mis les pieds – de dresser un portrait exhaustif de son underground. Il faut dire que l’on parle d’une cité de 8,982 millions d’habitants officiellement recensés. Mais sur ces 8,982 millions d’habitants, il existe deux faiseurs de hype et génies d’une certaine conception de l’art contemporain dont il est impossible de négliger l’importance dans le processus qui a mené (entre autres) à l’émergence de bar italia – Dean Blunt et Vegyn. Et même ChatGPT le reconnaît, il est impossible de savoir précisément comment les deux artistes ont fini par se rencontrer. Tout un art du secret émane de cet écosystème, entre omerta – le “Your pretentious ways / Make me die a little / Don’t you see you’ve lost your touch?” («Tes manières prétentieuses / Me font mourir un peu / Ne vois-tu pas que tu as perdu la main ?») assené par Nina Cristante, chanteuse de bar italia, au début de My Little Tony serait une pique adressée à Blunt et à son comportement envers elle depuis leur rupture – et gatekeeping (empêcher l’accès à une information, si vous préférez) éhonté.

D’un côté, il y a donc Dean Blunt. Né Roy Chukwuemeka Nnawuchi quelque part à la fin du XXe siècle – on retiendra le 1er avril 1985, mais rien n’est sûr –, dans une famille «de lecteurs du Sun, issus de la classe ouvrière, ignorants à certains égards», comme il l’a déjà raconté, Blunt se prend très vite de passion pour la musique et pour l’underground. Il se lie d’abord d’amitié avec l’artiste estonienne Alina Astrova (alias Inga Copeland), avec qui il forme de 2005 à 2012 le duo Hype Williams, nom qu’on suppose emprunté au réalisateur américain de clips de hip-hop du même nom. Chaque membre reste cinq ans au sein du projet, qui est moins un duo qu’une formule artistique mouvante selon un principe de «relais», au regard de leurs rares rencontres avec les médias. Il est bien évidemment question de musique dans Hype Williams – elle est expérimentale, comme vous pourriez vous en douter, mélangeant hip-hop, électro, noise, dub, punk, grime, jungle, pop, ambient et field recordings dans un improbable fourre-tout. Mais aussi de storytelling. Ils auraient caché des clés USB contenant leurs derniers morceaux dans des pommes afin de les vendre au marché de Brixton et subtilisé des ratons laveurs en passe d’être naturalisés par un taxidermiste. Copeland aurait fait des essais avec l’équipe féminine d’Arsenal alors que Blunt serait membre de la Nation of Islam, autant de rumeurs que le tandem a fait fuiter et relayées par un article du Guardian paru en 2012. Même en solitaire, Dean Blunt cultive cet art d’être insaisissable. Outre ses douze projets sous son nom d’artiste «réel» (dont le classique des classiques Black Metal, 2014), Blunt possède autant d’influences que d’alias. Parmi les plus réputés, le groupe de hip-hop Babyfather, Blue Iverson et son métissage funk et R’n’B, son rock avant-gardiste sous le nom Graffiti Island… Il est aussi, parce que ça ne lui suffit pas, producteur/beatmaker, artiste visuel et gérant du label World Music, sur lequel sont sortis les deux premiers albums de bar italia, Quarrel (2020) et Bedhead (2021), tout comme ceux de Nina Cristante.

Ceux du groupe Double Virgo, collaboration entre Samuel Fenton et Jezmi Tarik Fehmi (les deux autres membres de bar italia), ont vu le jour sur PLZ Make It Ruins, maison de disques de Vegyn. Né en 1993, Joseph Thornalley de son vrai nom, est tout aussi multicasquette. Il est d’abord, donc, le membre fondateur du collectif PLZ Make It Ruins, regroupant autour de lui des artistes tels que George Riley, ARTHUR, Seth Scott, Zoee ou encore OTTO – là encore, on est sur de l’expérimental en tout genre. Mais là où Vegyn a pu bénéficier d’une grosse exposition médiatique, c’est dans ses liens avec tout un pan du rap «mainstream mais underground» américain. Frank Ocean, JPEGMAFIA, Travis Scott, Kali Uchis : tous ont succombé au travail de pointe de Vegyn dans le domaine des textures sonores presque irréelles. Elles se retrouvent évidemment dans ses travaux personnels, entre ambient spoken word (sur The Head Hurts but the Heart Knows the Truth, en collaboration avec Headache), collections de prods (Don’t Follow Me Because I’m Lost Too!!), synthwave (Text While Driving If You Want to Meet God!) et ambient (All Bad Things Have Ended – Your Lunch Included.). Une fois les deux mentors présentés, rentrons un peu dans le vif du sujet – vous l’aurez deviné, on ne sait pas plus de choses que ça sur la relation qu’ils entretiennent avec bar italia.

Nina, le goût de l’Arte Povera

Selon Wikipédia, l’Arte Povera, principal mouvement artistique italien de l’après-guerre, se veut «une revendication du fait que l’œuvre n’est pas grand-chose en elle-même, au sens qu’elle s’ancre dans une démarche globale, que ce soit au niveau de la création, de la diffusion, comme de la réception», basé sur «une volonté de sobriété, à l’instar du minimalisme américain». Loin de nous l’idée de vous faire un cours d’histoire des pratiques culturelles, l’Arte Povera est pourtant l’une des bases de la pratique musicale de Nina Cristante, romaine d’origine, avant que cette dernière ne finisse par former bar italia avec Jezmi Tarik Fehmi et Sam Fenton. D’ailleurs, on parle de pratique musicale, mais Nina fait bien plus que ça. La première trace de sa présence sur Internet remonte à 2015, sur un site Web à l’URL énigmatique – www.63rd77thsteps.com – et au contenu qui l’est peut-être encore plus. Outre une œuvre expérimentale au piano, compilation d’exercices d’apprentissage (quand on clique sur le lien suivant : http://zdd.website/, on tombe même sur un gif NSFW – acronyme signifiant «à ne pas consulter au travail» – de Mickey jouant du clavier à s’en faire saigner les doigts), Fitness Povero peut se comprendre comme… un projet visant à promouvoir les exercices physiques à domicile, se focalisant sur «les entraînements indépendants en période d’austérité et de vie active, en éliminant les contraintes économiques par l’utilisation de ce qui est facilement disponible». Plus qu’une artiste, Nina Cristante se revendique nutritionniste et personal trainer. Ce qui explique sans doute ces étranges vidéos où elle se filme en train d’enchaîner squats, stretches, abdos et autres figures dignes d’une publicité Basic Fit filmée avec un téléphone portable. Et encore, on peut trouver encore plus dérangé, dérangeant, comme le diaporama qui accompagne le titre drama. Thématique : bloc opératoire. Dean Blunt l’ayant prise sous son aile, c’est lui qui, en plus de «sauver» de la disparition totale le LP de Nina Complications (paru en 2017 sur Bandcamp mais rapidement supprimé de la plateforme, certaines de ses pistes seront utilisées sur le Rainbow Edition de Hype Williams sorti la même année), va produire les premières incursions vocales de l’Italienne en solitaire. L’inaugural Romance (2018) ressemble à une bande sonore de western cartoonesque, ce qui rend la voix de Cristante plus dissonante encore. Si on doit à Jezmi Tarik Fehmi et Sam Fenton la science «guitarologique» de bar italia, il faut mettre au crédit de Nina l’apport de cette présence si mystérieuse qu’elle en devient parfois incommodante. Là où ses deux comparses donnent l’impression de bâiller plus que de chanter, elle y met beaucoup plus d’application, parfois presque trop, pour un résultat qui interroge autant qu’il fascine. Rien d’étonnant, alors, à ce que les passages les plus saisissants de Tracey Denim et de The Twits sortent de ses cordes vocales.

Double Virgo, guitares toutes cordes dehors

Double Virgo, proto bar italia ? Sans nul doute. Tout comme le trio, Internet semble vide d’informations fiables sur Double Virgo. Aucun portrait, aucun communiqué de presse, aucune interview. Bandcamp minimal. Rien, à part quelques chroniques par-ci, par-là. Rien, si ce n’est la certitude – on le voit sur la pochette de Foolish Narratives (2022) ou dans le clip de No Sweat – qu’on a bel et bien affaire à Jezmi Tarik Fehmi et Samuel Fenton. Ça, on l’entend aussi avec leur son de guitare si caractéristique, parfois râpeux comme la langue d’un chat noir, parfois lisse comme le glaçon d’un whisky on the rocks. On l’entend dans leur timbre de voix noyé dans un océan de fatigue, comme s’ils avaient passé les 140 dernières nuits à peaufiner la recette de leur non-succès. Comme dans bar italia, qu’ils ont l’air d’avoir débuté au même moment, Double Virgo cultive une certaine réinterprétation, une certaine revigoration même, de tout un pan de la pop à guitares des années 1980 et 1990. On y entend Felt ou les Smiths, les Pastels ou Pavement, les Stone Roses ou Radiohead. Mais ce qui frappe chez le duo, c’est surtout sa productivité inversement proportionnelle à celle de bar italia à la même période. Double Virgo, c’est pas moins de sept EP et un album sorti entre 2020 et 2022, plus une collection de 36 chutes de studio et autres démos parue en 2023 (hardrive heat seeking). Oui, leur disque dur doit saturer, d’autant plus qu’il existe certaines rumeurs d’un retour de leur part en 2024. S’il ne fallait retenir qu’un seul de leurs projets, ce serait Eros in the Bunker, paru le 14 octobre 2022 sur PLZ Make It Ruins. Là où ses prédécesseurs donnaient dans un style slacker pop à deux de tension, EITB prouve que les deux comparses ne sont pas les derniers lorsqu’il s’agit de faire grincer, gronder et exploser des guitares. Dessinant les contours du versant plus shoegaze de bar italia, celui qui s’entend sur F.O.B., Friends et Missus Morality (Tracey Denim), worlds greatest emoter, Brush w Faith et glory hunter (The Twits). Mais plutôt que les pulls trop grands de My Bloody Valentine, le shoegaze de Double Virgo se pare d’une élégance digne des quartiers de Londres dans lesquels on retrouve tout cet écosystème. Une noise pop gentrifiée, «upcyclée», que l’on s’attend plus à retrouver dans un after de la London Fashion Week que dans la cave d’un pub de quartier col bleu. Mais, comme on dit, il faut de tout pour faire un monde.

bar italia, des catacombes à la lumière

Qui aurait pu prédire que sous les pochettes absolument dégueulasses de Quarrel (que représente ce gribouillis noir pixélisé, même sur l’aperçu Spotify, comme si l’artwork avait été enregistré en 300×300 pixels ?) et de Bedhead (qui prend tout son sens pendant notre invasion de punaises de lit) se cacherait l’un des meilleurs groupes de 2023 ? En ligne depuis le 4 septembre 2020, publié par World Music, Quarrel tient plus de l’envie de s’amuser pendant ces incessantes périodes de confinement que de l’album mûrement réfléchi pour être écoutable. Quarrel est d’ailleurs très, très court, pour un disque vendu comme un LP. 14 minutes et 37 secondes exactement. Goosebumps, son ouverture et piste la plus étendue, culmine à un plus que saisissant… 2 minutes et 12 secondes. En réalité, Quarrel fixe surtout une des grandes qualités de bar italia : ne jamais en dire plus que ce que vous voulez vraiment. Même sur des morceaux plus construits et élaborés, comme ceux de Tracey Denim et évidemment The Twits, la formule reste la même : compacte.

Mais, plus encore, ce qui fait la force de Quarrel, c’est son côté étrange. Inhospitalier. Jamais totalement confortable, on va pourtant y revenir plusieurs fois, pour des petites bombes telles qu’un Mariana Trenchrock ou How Did You Get Into the Building Did Someone Open the Door for You. Bedhead, paru le 26 mars 2021 toujours sur World Music, donne un rôle plus important à Jezmi Tarik Fehmi, alors que Sam Fenton et Nina Cristante monopolisaient le micro jusqu’alors. Mieux enregistré, c’est la première incursion de bar italia dans ce son mid-fi qu’on peut concevoir comme leur signature. On parlait plus tôt de morceaux plus construits et élaborés, Bedhead est un pas dans la bonne direction. Un petit pas puisqu’il n’est toujours pas possible de ranger ces sonorités parfois cacophoniques (Wedding Latest, Killer Instinct) dans la catégorie pop à proprement parler. Reste que angels, itv2 ou encore No Holy Hell reflètent ce goût du trio pour la folk tortueuse que l’on retrouve toujours dans leurs tracklists plus récentes. Pourtant, Quarrel et Bedhead passent relativement inaperçus chez nous. On ne sait même pas qui se trouve réellement derrière bar italia, comme en témoigne ce passage chiné chez un disquaire en ligne – «Selon le fil de discussion que vous consultez, bar italia peut être un travail de Blunt non encore crédité, un nouveau projet de Mica Levi ou peut-être quelque chose d’Asger Hartvig de Brynje (MC Boli)». Il faudra attendre le 18 février de l’année 2022 pour avoir une réponse : la sortie du clip de Banks fut l’occasion de découvrir le trio en chair et en os pixélisé. Il était temps. Quelques mois et deux singles (miracle crush et Polly Armour) plus tard, bar italia éclatait réellement à la face du monde. La suite, on la connaît.

Notre chronique de The Twits est à lire ici.

Un autre long format ?