Crédit J. Lenner ©

Six mois après la mort de Kurt Cobain, la plus grande star du rock, la musique indépendante va connaître un incroyable moment d’innovation à la fin de l’année 1994, une période qui va abolir les frontières entre les genres et redonner à la pop une impulsion sur laquelle elle surfe encore aujourd’hui. Ceux qui ont pris ces nouveaux artistes en pleine figure nous racontent.


Un article initialement paru dans Magic#217 sous le même titre.


Yeah, all those stars drip down like butter”, chante Michael Stipe sur le titre Let Me In. En cette rentrée 1994, R.E.M. sort Monster dans un contexte étrange et sombre. Le rock en général et le groupe en particulier ne se sont pas encore remis de la mort de Kurt Cobain, chanteur iconique de Nirvana, le 5 avril. Neil Young a même sorti Sleeps with Angels et le disque, paru au cœur du mois d’août, rend hommage à Cobain. Toute une génération de jeunes étudiants de vingt ans, biberonnée aux émissions de Bernard Lenoir et aux Inrocks (formule mensuelle), peine à se remettre du choc. «Je me souviens, j’étais chez mes parents à Aurillac dans le Cantal, se remémore Olivier Daoulas, 45 ans, aujourd’hui responsable d’un service clients et qui écoute Bernard Lenoir de manière “un peu boulimique” et considère Les Inrockscomme une Bible”. «À la radio, Lenoir a commencé par un morceau de Nevermind. J’étais surpris. Généralement, j’écoutais son émission pour découvrir des artistes. Là, c’était un peu trop mainstream. Puis, il a annoncé sa mort. C’était une icône de ma génération. J’étais réellement touché. Tout le monde écoutait Nirvana. Je ne suis pas resté un grand fan, mais c’était une porte d’entrée vers autre chose.»

«Nirvana, c’était LE groupe des années 1990, appuie Christophe Conte, à cette époque jeune journaliste aux Inrocks. Mais il a eu une croissance trop rapide. C’était une formation indé qui, par une sorte de malentendu, est devenue mainstream.» Kurt Cobain ne le supporte pas. La radicalité musicale d’In Utero (1993) le prouve. «Une manière de détruire le passé, continue Conte et une première pierre vers l’autodestruction artistique et personnelle». La suite de l’histoire est connue : le chanteur de Nirvana sera retrouvé mort, chez lui à Seattle, une balle dans la tête le 8 avril. Il s’est suicidé trois jours auparavant. Le rock perd sa principale tête d’affiche.

«1994, c’est une époque où le rock “classique” commence à faiblir, se souvient Michka Assayas, directeur éditorial du Dictionnaire du rock alors en pleine rédaction. On sent qu’il y a une fatigue. Il y a quelque chose d’assez dépressif.» Et pourtant, après l’événement traumatique de la mort de Cobain, la musique indépendante va se régénérer de façon spectaculaire. Les Inrocks parle, dans son dernier numéro de 1994, d’une «invasion de nouvelles têtes» dans des styles très différents en citant Silver Jews, Bobby Sichran ou Jean Bart. Le grunge s’éteint, sa tête d’affiche avec, mais trois phénomènes – Portishead, Jeff Buckley, Beck – vont réécrire un présent et un avenir au rock et ses dérivés.

Inouï, au sens premier du terme

Vincent Hivernat, 44 ans, aujourd’hui cadre en insertion professionnelle, était dans ce cas-là. 1994, pour lui, c’est sa «première rentrée universitaire» et son «départ à Toulouse». Mais il s’apprête surtout à découvrir une formation venue de Bristol qui va changer sa vie. «J’étais dans ma chambre d’étudiant, seul, Lenoir en fond, raconte-t-il. D’un seul coup arrive Roads de Portishead. Pour moi, le temps s’arrête, la chair de poule arrive. Je crois bien avoir pleuré à la fin. Je n’ai jamais connu un morceau qui m’a procuré une telle émotion à la première écoute. C’était quelque chose de complètement novateur, qui ne s’écoutait pas ailleurs. Je me souviens avoir couru pour acheter le disque le plus rapidement possible.» Chez Christophe Conte, le choc est similaire : «J’étais en voiture. Dummy n’était pas encore sorti. On était trois, subjugués. On se disait  “putain mais c’est tellement inédit comme son”. On avait l’impression de connaître ce qu’avaient connu les gens qui avaient découvert Elvis pour la première fois, ou les Beatles.» 

Avec Portishead, la musique indé change de décor, se rapproche des musiques de film. «Elle change de physionomie, répond Conte. C’étaient des musiciens qui réfléchissaient à une musique globale, c’est-à-dire à une sorte de son qui ne partait pas d’un accord de guitare mais commençait par la production. On se disait “c’est inouï” dans le sens premier du terme “on ne l’a pas entendu avant”». S’il ne fallait retenir qu’un seul disque de cette fin d’année, Dummy, paru le 22 août, serait celui-ci. Il fait l’unanimité encore aujourd’hui. «C’est un album qui me suit depuis vingt-cinq ans, explique Olivier Daoulas. Je n’avais jamais entendu quelque chose comme ça. À cette période-là, je me suis fait voler un sac avec une cinquantaine de CDs dedans. Le seul que j’ai racheté, c’est Dummy

Si Portishead impressionne, la vraie star post-Cobain est Jeff Buckley. Le 23 août 1994, le fils de Tim sort son premier (et unique : il se noiera en 1997) véritable album, Grace, chez Columbia, le label de Dylan et Springsteen. «Jeff Buckley était vraiment, absolument, inclassable, se rappelle Michka Assayas. Il a touché tout le monde : les jeunes, les vieux, ceux qui étaient branchés, ceux qui ne l’étaient pas, ceux qui écoutaient Lenoir, ceux qui ne l’écoutaient pas. Il était d’une certaine façon dépositaire de plein de traditions. Sa musique était un mélange qui rabattait complètement les cartes. Il n’y avait personne comme lui avant, il y a eu personne comme lui après. Il était une sorte de syncrétisme musical à lui tout seul.» La même année, il joue pour la première fois à Paris au Passage du Nord-Ouest, en face du Palace. La salle est comble, sa réputation l’a précédé. «Pour certains, son concert était trop lyrique, trop évaporé, trop romantique, témoigne Assayas. Il n’y avait pas de consensus». Le journaliste le revoit en février 1995 au Bataclan : Buckley est devenu «un phénomène presque mystique».

De la musique électronique pour un public rock

Mais personne dans les têtes d’affiches n’incarne mieux cette période que Beck. Pour Les Inrocks, il est un «héritier» difficile à suivre «dans son saccage permanent de toutes les orthodoxies» – il sort trois albums en 1994 et surtout le single Loser en réédition en janvier. «C’était à la fois du blues, du hip-hop, de la pop, juge Assayas. Il changeait complètement de style d’un album à l’autre.» Comme avec le Californien, les frontières du monde de la pop s’effondrent. Dans ses Blacks Sessions, Lenoir invite par exemple Ride, Lush, Frank Black, The Jesus and Mary Chain ou The Divine Comedy et rencontre Björk aux Transmusicales.

Le début des années 1990 est le moment où «tout fusionne» pour Michka Assayas. «C’était une sorte de fête permanente, appuie Christophe Conte. On ouvrait un disque, on ne savait pas ce qu’il allait y avoir dedans.» Fin 1994, Low sort son deuxième album Long Division, Massive Attack sort Protection et Perio débarque avec Icy Morning in Paris (l’album est réédité en version augmentée le 20 septembre). «C’est une époque où les gens qui n’écoutaient que du rock se sont mis à écouter autre chose, considère Laurent Kokanosky, 45 ans, ingénieur. Si tu continuais à n’écouter que du rock, tu étais ringard. L’évolution était naturelle.» Le rap et l’électro apparaissent dans les playlists. «J’étais obsédé par les Beastie Boys [les Américains sortent Ill Communication en 1994, ndlr], poursuit Laurent. Et tout le monde écoutait Underworld, The Chemical Brothers, Prodigy. Ce n’était pas assimilé comme les groupes d’une autre musique. C’était les groupes de “notre” musique.»

«On était au début de l’explosion populaire de l’électro, qui existait avant, mais c’est devenu une musique de masse avec des albums [parus quelques mois plus tôt, ndlr] comme Music for the Jilted Generation de Prodigy ou Selected Ambient Works Volume II d’Aphex Twin», estime Michka Assayas. «Underworld, Fatboy Slim, The Chemical Brothers, ils ont fait de la musique électronique pour un public rock, prolonge Christophe Conte. Les concerts de rock ont commencé à ressembler à autre chose que des mecs avec des guitares, des basses, des batteries. Ça fait partie de l’évolution de la musique, de la démocratisation des instruments, des logiciels. Le côté introspectif qui était à la base même de l’esprit indé volait complètement en éclat.» 

Le triptyque guitare(s)-basse-batterie rayonne toutefois toujours sous les accords enflammés de la britpop (voir Magic n°214). Les chamailleries entre Blur et Oasis commencent à faire les gros titres de la presse anglaise. Mais surtout les deux formations sortent la même année un disque majeur. Damon Albarn et sa troupe font paraître Parklife le 25 avril, trois semaines après la mort de Kurt Cobain, quand les frères Gallagher attendent la fin de l’été pour offrir Definitely Maybe à leurs fans avant de publier le single Whatever à la fin de l’année. 1994 se referme dans un déluge de sons inouïs et la musique pop se redéfinit pour une génération. Radiohead a déjà sorti Pablo Honey un an auparavant. Sur le coup, avec le succès de Creep, la bande d’Oxford est perçue comme une héritière grunge de Nirvana. Sauf que le programme est beaucoup plus puissant : Radiohead se prépare à sortir The Bends et, à peine trois ans plus tard, OK Computer. Le chef-d’œuvre de la décennie.

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Un autre long format ?