Illustration Julia Borel

Voler en avion aux quatre coins du monde, faire venir des milliers de spectateurs en voiture, qui vont eux mêmes générer des milliers de déchets : jouer en live pollue et plusieurs artistes commencent à en prendre conscience. Jusqu’à annoncer une tournée en train, comme Massive Attack, voire à ne plus tourner du tout avant d’avoir trouvé une solution plus écologique, comme Coldplay. Mouvement de fond ou greenwashing ? Magic a enquêté.


Un article initialement paru dans notre numéro 220 sous le titre “Son, Rébellion”


Au milieu du désert californien, d’insouciants festivaliers coiffés de couronnes de fleurs déambulent parmi les scènes et les palmiers en ce mois d’avril 2019. Coachella se déroule, comme toujours, sous un soleil de plomb. «C’était un peu un choc de s’apercevoir que là, au milieu du désert, il y avait de l’herbe», raconte Fay Milton, la batteuse de Savages. Cette année-là, elle se trouve au festival californien en qualité de batteuse pour Let’s Eat Grandma. Via Whatsapp, elle envoie quelques photos de ce paysage irréel à ses amis d’Extinction Rebellion, à quelques milliers de kilomètres. Eux sont à Londres et mènent une opération de désobéissance civile de grande ampleur pour alerter sur le réchauffement climatique. Des activistes s’attachent à des trains et causent des perturbations dans le métro, d’autres occupent des places, plus de 400 personnes sont arrêtées. «Contrairement à moi, qui me trouvais dans un monde imaginaire, ce qui se passait à Londres était très réel, culturellement important, se souvient Fay Milton. J’ai eu l’impression que le monde de la musique avait perdu contact avec la réalité. J’ai réalisé à ce moment-là que je ne pouvais pas continuer les tournées de cette manière, que ce mode de vie allait contre mon code moral». En rentrant, la musicienne discute avec un ami impliqué dans Culture Declares Emergency, une campagne lancée quelques semaines plus tôt, début avril, impliquant des théâtres et des musées engagés en faveur du climat. Fay Milton y voit le moyen de conjuguer ses idées avec son art. «Je me suis dit qu’on pouvait faire la même chose dans la musique.» En une semaine, elle se met en relation avec d’autres personnalités aux préoccupations similaires. En quelques mois, labels et artistes rejoignent le mouvement. Un appel sort et proclame «l’état d’urgence dans la musique» – Music Declares Emergency. Parmi les signataires, des poids lourds comme Radiohead, Massive Attack ou encore Foals. Premier acte: un appel aux gouvernements «à atteindre des émissions nettes de gaz à effets de serre à zéro d’ici 2030» ainsi qu’à travailler à rendre l’industrie de la musique «écologiquement soutenable». “No Music on a Dead Planet” («Pas de musique sur une planète morte») clament les artistes – l’Américaine Billie Eilish fera même sensation en s’affichant avec le slogan floqué sur son t-shirt aux American Music Awards, fin novembre 2019.

Derrière les slogans faciles et les t-shirts à message, quelque chose est en train de se produire. Massive Attack, également très proche d’Extinction Rebellion, a annoncé à la BBC, fin décembre, son intention d’effectuer sa prochaine tournée en train pour éviter de prendre l’avion. Les Britanniques de Coldplay entendent carrément stopper les tournées tant qu’elles ne sont pas «positives pour l’environnement». «Nous serions déçus si cette tournée n’était pas neutre en carbone, expliquait Chris Martin à la BBC en novembre dernier. Le plus dur, c’est tout ce qui implique l’avion.» L’ONG Julie’s Bicycle, qui travaille avec Music Declares Emergency, a cherché à savoir combien «coûtaient», en émissions de gaz à effet de serre, les groupes anglais tournant au pays et au niveau international. Bilan: environ 85.000 tonnes de CO2 , soit l’équivalent des émissions de 18.000 voitures individuelles sur un an, ou de la consommation énergétique de 10.000 foyers ! Et sans surprise, les trois quarts des émissions viennent des groupes anglais qui tournent à l’étranger.

Voyager léger

L’avion, voilà l’ennemi. Ou du moins l’aspect le plus visible, pour les artistes, des dégâts d’une tournée. Fay Milton, à titre personnel, a même refusé d’être batteuse sur une série de concerts qui impliquait de nombreux vols. «Personnellement, j’ai arrêté de le prendre», abonde Nigel Adams, fondateur du label Full Time Hobby sur lequel officient notamment Tunng ou Timber Timbre. Certains artistes du label – il cite sa nouvelle signature, Dana Gavanski – voyagent en train, essaient d’emprunter du matériel et de réduire ou de réutiliser au maximum le décor scénique pour voyager léger. Nadjma Souroque, en charge du développement durable au festival parisien We Love Green, observe: «Si on louait des équipements techniques locaux, le transport serait limité. Peut-être que dans le futur, la clé réside dans la mutualisation d’équipements entre concerts et entre événements». «Si chaque petite salle avait une base de matériel, ça serait très pratique», acquiesce Nigel Adams. En attendant, il l’admet, il est encore très difficile de se passer de l’avion. «On essaie de regrouper les promos, les dates de concert, mais si Radiohead ou Massive Attack ont assez de pouvoir pour changer drastiquement leur manière de faire, ce n’est pas le cas de tous les groupes.» Même pour un groupe comme Foals, pourtant acclamé par le public et la critique – et même en ayant signé l’appel Music Declares Emergency. Le claviériste du groupe, Edwin Congreave, très impliqué à titre personnel dans Extinction Rebellion, s’en agace. «En tant que groupe, je pense qu’on a un peu la même problématique qu’une petite entreprise : derrière chaque décision il y a toute une bureaucratie, note le musicien. Nous travaillons avec un management, un label, des promoteurs de concerts, il est difficile de faire changer tout le monde d’un coup. Notre première action concrète aurait dû être de s’asseoir tous ensemble pour pouvoir étudier notre itinéraire et faire en sorte qu’il ait le moins d’impact possible. Mais ça ne s’est pas produit.» Edwin sait aussi que tous les membres du groupe n’ont pas le même sens de l’urgence. «Je devrais me faire plus entendre sur le sujet», promet-il. Si tous espèrent un changement dans la manière de concevoir les tournées, ils savent aussi que la solution vient en partie des pouvoirs politiques. «Une grande part de l’impact des concerts vient aussi de la manière dont les gens viennent nous voir, note le claviériste de Foals. Il faut donc des transports publics et ce n’est pas le cas partout où nous avons joué.» Lors de sa tournée In Rainbows, en 2008, Radiohead avait missionné une ONG pour calculer son impact. Conclusion: si à chaque concert, 10 % des personnes venant en voiture se reportaient sur le bus, les émissions de CO2 du concert auraient été réduites de 7 %. Au rayon des solutions applicables rapidement, Nigel Adams de Full Time Hobby imagine la mise en place d’une carte de train spéciale pour les musiciens – «car pour l’instant, c’est parfois moins cher de voler d’Edimbourg à Berlin puis de Berlin à Londres que de prendre un train direct d’Edimbourg à Londres!» Avec Fay Milton, le cofondateur du label Ninja Tune et la directrice de l’ONG Julie’s Bicycle, Edwin Congreave de Foals a rencontré fin janvier le vice-président de la commission européenne, Frans Timmermans, en charge du combat contre le réchauffement climatique. Rien de concret pour l’instant. Un premier contact, mais le musicien croit à l’utilité de construire des passerelles avec le monde politique.

Être un green rider

Pour ceux qui ne peuvent échapper à l’avion, reste la solution de la compensation carbone. C’est-à-dire financer des projets de réduction d’autres émissions ou de séquestration du carbone – souvent, il s’agit de planter des arbres. Ce que propose aux musiciens le festival parisien We Love Green, par exemple. «Ça permet aux artistes de mesurer leur impact et d’agir en responsabilité», avance Clément Méyère, responsable de la programmation. Trop déculpabilisant, estime au contraire Nigel Adams, de Full Time Hobby : «Au final, tu crées tout de même des émissions de gaz à effet de serre!». «Ce devrait être une solution de dernier ressort qui ne devrait pas remplacer l’idée de voyager plus efficacement», estime Becky Hazlewood, responsable des projets environnementaux de l’ONG Julie’s Bicycle. Pour compenser l’impact carbone des seuls groupes anglais il faudrait donc planter… 1,5 million d’arbres. À côté du gros chantier des transports des artistes, les festivals et salles de concerts se découvrent la main verte pour limiter les pollutions sur place. En la matière, le festival parisien We Love Green fait figure, en France, de pionnier. L’organisation ne s’en cache pas, sa programmation n’est pas construite uniquement avec des groupes engagés mais espère au moins sensibiliser artistes et publics. Zéro plastique dans les loges, de la nourriture locale, bio, du tri, une alimentation 100 % renouvelable pour les scènes… Avec quatorze autres festivals européens, l’événement a même signé un green deal pour l’adoption d’une économie circulaire et durable qui reprend la plupart des préceptes appliqués par le festival. Le tout, sous la houlette de la ministre néerlandaise de l’Environnement. «Nous mettons tout cela en avant pour que les artistes puissent prendre la mesure de ce qu’il est possible de faire», défend Clément Méyère, responsable de la programmation de We Love Green. Et petit à petit, eux aussi s’y mettent et les riders se verdissent – ces fiches techniques qui détaillent l’organisation du concert, ce dont le groupe a besoin ou envie dans les loges. Signe des temps, l’agence de management Paradigme, qui représente Billie Eilish, FKA Twigs ou encore Flume, propose désormais à ses artistes d’opter pour un green rider : pas ou peu de plastique dans les loges, de la nourriture locale et produite dans de bonnes conditions sociales, un travail sur la question du tri et de la réduction des émissions de gaz à effet de serre… Même dynamique dans le monde de la musique électronique – très gourmand en vols tous azimuts pour aller de clubs en festivals à toute heure – 1.500 artistes dont Amelie Lens, Fatboy Slim ou Peggy Gou, se sont engagés à eux aussi fournir un “eco-rider” aux événements auxquels ils participent. Des changements pas si anodins. «Hors des festivals que nous produisons et où nous avons plus de contrôle sur les loges, nous faisons 90 % de notre programmation sur des artistes internationaux qui tournent en France, détaille Jean-Baptiste Devay, programmateur chez Super!, qui fait notamment tourner en France Caribou ou Four Tet. Pour eux, nous nous calons sur le rider qui est déjà fait». Jusqu’où ce bout de papier qui relate les demandes des musiciens pourra-t-il faire évoluer les pratiques ? Très loin, espère Fay Milton. «Pourquoi pas demander à ce que le concert soit alimenté en énergies renouvelables ?», avance la batteuse. «C’est sûr, la première fois, on ne va pas disposer de tout, mais si tous les groupes en font la demande, peut être que les salles ou les festivals vont se poser la question.» En attendant, il reste facile de s’acheter un militantisme à peu de frais en se servant de l’eau à la gourde plutôt qu’à l’aide de bouteilles en plastique. «Il faut bien commencer quelque part, explique Becky Hazlewood de Julie’s Bicycle. Le plus important ça devrait être de collecter des données sur sa tournée pour calculer son impact carbone et pouvoir dire quels sont les postes d’émissions les plus importants. Il n’y aurait plus de greenwashing, on pourrait dire : voilà ce sur quoi il faut travailler.» Minimiser son impact, et donner de la voix. «Je pense que les tournées vertes, on y viendra à un moment, imagine Fay Milton. Mais le plus important, en 2020, c’est de parler aux fans, aux festivals, de l’urgence climatique en cours, que nos leaders politiques ne traitent pas comme telle.» Une ode au pouvoir des concerts, du rassemblement et du partage de la musique. Derrière laquelle on sent une pointe d’amertume de la part de la musicienne. «Après tout, sur le Titanic, les musiciens ont continué de jouer

Un autre long format ?