Stranded Horse, voix de luxe

Stranded Horse, ce n’est pas seulement un folklore né d’une utilisation pop de la kora, instrument traditionnel africain quasi absent de la musique occidentale. C’est aussi un projet porté par une voix singulière et aujourd’hui maîtrisée, qui s’est enrichie de multiples nuances au fil des ans. L’artiste est à l’affiche du Beau Festival qui se déroule du 10 au 12 mai au Trabendo et à La Petite Halle de la Villette à Paris. L’occasion pour nous de ressortir cette rencontre de février 2017, publiée à l’époque sur le Medium de Magic.

Que ses doigts glissent sur la guitare ou pincent la kora, Yann Tambour est susceptible de plisser puis de fermer les yeux à n’importe quel moment d’une interprétation. L’homme-cerveau de Stranded Horse ne voudra jamais les rouvrir ; c’est du moins l’impression qu’il donne avant de finalement revenir palabrer avec son public. Il pourra aussi se déchirer les traits du visage avec une absence de méthode presque touchante, dans un rictus à mi-chemin entre la souffrance et l’insondable plaisir de l’expression vocale. Stranded Horse fait de la chanson. Cela se voit autant que cela s’entend.

Stranded Horse est un projet musical unique en son genre. En seulement trois albums (Churning Strides, 2007 ; Humbling Tides, 2011 ; Luxe, 2016), Yann Tambour a construit un répertoire d’une richesse inouïe en rapprochant les influences conscientes et assumées du folk de Tyrannosaurus Rex et de la musique traditionnelle africaine issue de la maîtrise de la kora. Ce son cristallin et sensible, saupoudré de cordes frottées et maintenant de percussions, porte l’esthétique de Stranded Horse depuis dix ans. Sa résidence à Dakar, pour l’enregistrement de son troisième disque, a entretenu l’image d’un chercheur entre deux rives : Yann Tambour est l’homme à la kora dans l’univers de la pop française.

Tambour est aussi l’un des meilleurs chanteurs de la place, et cette singularité-là est beaucoup moins formulée. Ecouter son oeuvre d’une traite — une expérience recommandée pour sortir du cours normal de l’écoulement du temps — permet de mesurer que le moteur essentiel de ce travail singulier est une voix capable de rebondir toujours plus loin. Sur le papier, ça ne va pas de soi. Yann «Stranded Horse» Tambour n’a pas un organe surnaturel. Il ne va jamais chercher sa voix de tête. Sa tessiture n’a rien de distinctif. Mais il utilise son timbre avec un courage et un plaisir qui ouvrent beaucoup de portes à son artisanat. Une forme de plénitude vocale surnage dans Luxe, son dernier LP.

« J’essaie maintenant de chanter avec ma voix naturelle, celle avec laquelle tu m’entends parler maintenant, nous a-t-il confié à Paris à la fin de l’année 2016, dans les coulisses de la Gaité Lyrique. J’essaye même de la pousser de plus en plus. La voix, c’est un travail qui m’a clairement pris du temps, même si je n’y réfléchis jamais vraiment. La voix permet de transporter les gens. Aujourd’hui, la direction que j’ai envie de donner à ma musique, c’est de créer quelque chose de l’ordre du partage, de la communion et d’une forme de transe. Le format ‘intimiste’ n’est pas quelque chose sur lequel j’ai envie de travailler. »

Depuis Flux, le premier album d’Encre (2004), son précédent projet à l’esthétique plus électro, la voix de Yann Tambour a été entendue en train de cracher des paroles très « orales », en train de retenir son timbre dans un chant nasal consciemment surjoué, en socle mélodique grave d’un son naturellement tiré vers les aigus par les cordes, ou en train de porter une énergie plus ouvertement pop. « L’évolution, depuis le début d’Encre, c’est que j’ai clairement appris à être dans le lâcher-prise, confirme l’auteur-compositeur. Au départ, j’étais très ‘control freak’. J’essayais vraiment de contrôler tout ce qui sortait pour mener mon auditoire quelque part. Je ne fais pas ça aujourd’hui. Aujourd’hui j’essaye de me laisser surprendre par moi-même. Pour écrire des morceaux plus naturels pour soi, il faut laisser les choses sortir un peu toutes seules. Donc lâcher prise. »

Il ne reste quasiment pas de trace de la voix nasale et aiguë qui avait accompagné l’émergence de l’artiste sur Churning Strides, à travers notamment des morceaux comme Tainted Days. « Ma voix était volontairement tirée dans tous les sens, confirme Tambour. Il y avait une volonté de caricaturer certaines influences, ce n’est pas quelque chose dont je me cache. Ce type de chant, c’est exactement ce que fait Marc Bolan au moment de Tyrannosaurus Rex : il caricature des accents ruraux, il a un parlé très enfantin qui donne un côté un peu fantasmagorique à son interprétation. Le message que j’envoyais n’était peut être pas très clair à l’époque mais c’est ce que j’ai essayé de faire. En tout cas, c’étaient des choses artificielles par rapport à ma voix naturelle. J’ai clairement poussé l’esthétique à l’extrême, hors de ce qui est naturel pour moi. Et avec le temps, j’ai plutôt eu tendance à chercher ma propre voix. La scène a permis ça. »

Yann Tambour a beaucoup tourné pour défendre Stranded Horse. Seul, le plus souvent, avant de former le quintette de son dernier projet, où figure notamment l’indispensable Boubacar Cissokho. « Je sais pas combien j’ai fait de concerts : entre 500 et 1000 en solo ou duo jusqu’en 2013 ou 2014 peut-être. » Le chiffre importe moins que les traces visibles. « En faisant un, puis deux morceaux en français, ma voix s’est un peu normalisée sur scène, témoigne Tambour. J’ai commencé à chanter différemment les morceaux du premier album, j’ai commencé à trouver ça plus naturel chez moi. » Il n’emploie pas l’expression, mais il a atteint ce stade où un artiste commence à « aimer sa voix », étape-clef sans laquelle un Dominque A n’aurait — par exemple — jamais pu donner autant d’ampleur à son répertoire.

« Le seul travail sur la voix que je puisse faire, ce sont les concerts, enchaîne Stranded Horse. Je fais des résidences d’écriture parfois mais jamais pour travailler la place de ma voix. Il n’y a pas de meilleure expérience que de faire de la scène, pas meilleure école pour savoir où se placer que de le faire devant des gens. Beaucoup tourner, ça burine un timbre. Surtout quand tu es tout seul sur scène. Pour aller vers ton auditoire, plus tu as une voix naturelle, plus tu peux aller loin et plus l’intention est nette. »

Yann Tambour n’a pas ôté toute espièglerie de son travail actuel. Le dernier morceau de Luxe, Unusual Ways, un jazz halluciné et lyrique très loin de sa zone de confort, le voit à nouveau se mettre dans la peau d’un autre, comme à ses débuts. « On l’a placée là pour que l’auditeur puisse arrêter le disque avant la fin si ça l’insupporte », sourit Tambour. Mais sa voix n’est plus un sujet de recherche. Elle laisse à Yann Tambour le luxe de pouvoir se projeter à la fois sur un nouvel album d’Encre et sur une réécriture du style Stranded Horse. « Je veux aller vers des musiques vers lesquelles on ne va pas d’habitude, annonce-t-il. Même si je suis allé à Dakar pour enregistrer, Luxe reste clairement occidental dans l’écriture. Je veux explorer les musiques noires. En gardant notre patte, mais en restant influencés par des musiques qui représentent une certaine tradition. C’est un peu tôt pour prédire ce qu’il adviendra, mais si on parle de la texture de la voix et de sa place, je pense qu’elle en restera là. » Dans une de ces phrases longues, riches et introspectives qui caractérisent son flow en interview, Yann Tambour, bientôt 40 ans, prononce le mot « maturité ». « C’est quelque chose qui se ressent dans ma voix, admet-il. J’ai envie de le maintenir. »

Texte : Cédric Rouquette
Photo : Julia Borel