En s’expatriant pour la première fois de sa carrière outre-Atlantique, Jean-Louis Murat a réuni sur son nouvel ouvrage, le bien nommé Mustango, un casting de choix : les musiciens de Calexico, la chanteuse d’Elysian Fields ou encore le guitariste Marc Ribot. Autant d’invités qui font de cet album – le septième déjà – un disque à haute saveur américaine. Finies les errances électroniques de Dolorés… Ici, Murat a décidé de se rendre aux sources de ses passions musicales, comme pour mieux les redécouvrir. Le résultat ? Une œuvre organique et sensuelle, des sonorités acoustiques et boisées, une chaleur accueillante que l’homme semblait avoir délaissé. Aujourd’hui revenu d’Amérique, le chantre de la variété française nous parle de Neil Young, de gospel, de Francis Cabrel et de Mademoiselle Personne. Détruisant au passage le mythe de l’Auvergnat bougon et mélancolique.

INTERVIEW Christophe Basterra & Franck Vergeade
PARUTION magic n°33Mustango est ton septième album studio. Tu avais une idée précise avant de t’atteler à la tâche ?

D’enregistrer un disque à l’étranger ! Même si j’ai longuement hésité avant de franchir le pas. Au départ, je souhaitais le faire en Égypte. Mais ça n’a pas été possible. Finalement, je l’ai enregistré à New York et Tucson, en Arizona. J’ai toujours des problèmes de motivation avant un album. Ce n’est pas le tout d’avoir les chansons, il faut encore avoir l’excitation de rentrer en studio. Cette fois, l’idée, c’était de m’éloigner le plus loin possible. De partir dans l’inconnu, en quelque sorte. Mais je gardais financièrement la possibilité de tout refaire en France au cas où ça ne marcherait pas. D’ailleurs, tout a très mal démarré.

Dans quelle mesure ?

En arrivant à New York, je suis allé voir Mark Eitzel après un de ses concerts pour lui demander d’enregistrer une chanson avec moi. Mais il m’a jeté, et avec une violence… (Rires.) ça m’a complètement refroidi. D’autant que c’était la première personne que j’allais voir. Joey Burns et John Convertino de Calexico, eux, étaient d’accord, mais ne voulaient pas venir à New York. Et moi, je n’avais pas de budget pour aller dans l’Arizona. Je me disais : “Bon, d’accord, la catastrophe continue”. Enfin, je connaissais Marc Ribot, mais je n’avais jamais vu sa tronche. Un soir, après un concert de Chocolate Genius, je vais voir le guitariste. Je lui dis : “Salut Marc, je suis un artiste français, blah blah blah…” Et le mec me répond : “T’es gentil comme artiste français, mais je ne suis pas Marc Ribot.” Heureusement, après, le désastre s’est arrêté et tout s’est passé comme sur des roulettes. Un enregistrement vraiment sans histoires. D’ailleurs, c’est même pas la peine de poursuivre l’interview. (Rires.)

 

Fiasco

Quand tu es parti à New York, l’album était déjà complètement écrit ?

Seulement le cadre de l’album, avec quelques suites d’accords, quelques textes. Mais j’attendais d’être sur place pour voir quelle couleur lui donner. Je ne voulais pas arriver avec mes chansons écrites à Douharesse, les enregistrer avec des musiciens américains et repartir aussi sec. Parce que j’avais toujours à l’esprit que c’était un pari risqué, que pas mal d’artistes ont tenté et qu’il faut prendre beaucoup de précautions. Sans quoi, cela peut vite devenir ridicule. Il faut rester assez longtemps là-bas, se mélanger, oublier quasiment que tu es français et être suffisamment souple pour t’adapter en studio à la personnalité de chacun. Je prenais une gratte, je chantais, on swinguait, on enregistrait. Dans la pure tradition des années 70 : une ou deux fois pour se mettre en place, puis une prise, deux à tout casser et l’on passait à la suivante. J’ai aussi écrit des chansons sur place. Quand je vais à Tucson pour enregistrer avec les Calex, j’écris Viva Calexico en arrivant. C’était aussi une manière de leur dire que je n’étais pas seulement là pour les pirater et prendre leur son. Le dernier jour, j’ai écrit une autre chanson, qui s’appelle Bye Bye Calexico, mais qui n’est pas sur l’album, parce que la couleur était franchement blues.

Pour les deux duos avec Jennifer Charles, la chanteuse d’Elysian Fields, as-tu procédé de la même manière ?

Exactement. Par exemple, le texte de Bang Bang a complètement été écrit sur mesure. J’ai essayé de me mettre à son service, avec ce qu’il y a dans sa voix, ce côté très “lynchien”. C’est vraiment elle la reine de la chanson. Ce qu’il faut faire quand tu es à l’étranger, c’est simplement être bien élevé. Ne pas tout penser en français. Moi, j’arrive facilement à penser en anglais. D’ailleurs, je rêvais quasiment en américain ! J’écrivais des chansons en anglais, j’étais en train de me métamorphoser… (Rires.)

Pensais-tu que ça se passerait aussi bien ?

Non, sincèrement, je n’en avais aucune idée. Je savais seulement qu’il fallait que je sois souple, disponible et courtois. Et que je ne joue pas les marioles. Surtout avec l’image de chiotte qu’ont les Français là-bas.

L’autre idée, c’était encore une fois de se passer d’un producteur…

À chaque fois qu’on a essayé, ce fut un fiasco. Il faut dire que j’ai gardé une lettre de Brian Eno, datant de l’époque du Manteau De Pluie, où il m’a écrit : “Je pense que tu n’es pas le genre de type qui a besoin d’un producteur”. Il n’aurait jamais dû m’écrire ça, lui. (Sourire.) De toute façon, je pense que cela fait partie du job. Qu’est-ce que vous voulez que j’aille me faire chier avec un producteur ? Ou alors il faut être sec comme Blur. Ou feignant comme Bob Dylan. Mais moi, tout m’intéresse en studio. Alors si je prends un producteur, je lui mets l’enfer.

Pourtant, ta maison de disques a souvent essayé de t’en imposer un.

Oui, en particulier pour Dolorès. C’est pour cette raison que j’avais demandé à travailler avec Nellee Hopper, en me disant qu’il n’accepterait pas. En fait, il était d’accord, mais Virgin le trouvait trop cher. Alors, Hopper nous a donc recommandé Tim Simenon. Après quinze jours de boulot à Londres, j’ai jeté toutes les bandes. Mais le pire, c’était pour l’album d’avant, Vénus. J’avais demandé à bosser avec le Crazy Horse, toujours en pensant que ça ne marcherait pas. Mais les mecs étaient d’accord. Et c’est finalement moi qui ai refusé. Parce que je ne vous explique pas le plan casse-gueule. Te faire produire par les musiciens de Neil Young alors que tu es considéré comme le Neil Young de pacotille. (Sourire.) Rien de tel pour ruiner une carrière. D’ailleurs, pour en finir avec Neil Young, la chanson qui s’appelle Mustang a été enregistrée sur son micro de chant et son piano. Il était à Tucson en train de travailler sur son nouvel album, avec Linda Ronstadt et Emmylou Harris. Pendant que je chantais, j’étais couché sur le micro pour voir exactement où lui avait chanté. (Rires.) Le temps de la chanson, il m’est passé des trucs dingues par la tête. Par exemple, je regardais la porte en me disant : “Putain, si le patron arrive…” (Rires.)Depuis La Fin Du Parcours sur Vénus, on sait que tu aimes beaucoup les morceaux de bravoure. Cette fois, avec Nu Dans La Crevasse, qui dure plus de dix minutes, tu as fait encore plus long.

Et encore, vous l’avez échappé belle. Il a failli en faire vingt ! (Rires.) Le texte, il fait le double théoriquement. C’est simple, je ne pouvais plus m’arrêter. De toute façon, si je m’écoutais, je ne ferais que des chansons d’un quart d’heure.

On y entend aussi, pour la première fois dans ton répertoire, des chœurs gospel.

C’est tellement beau, bouleversant et à la source de tout ce qu’on aime. Les chants gospel, c’est Mozart et la soul réunis. C’était de l’ordre du fantasme de pouvoir réaliser une chanson comme ça. C’est de loin le moment de l’enregistrement que j’ai préféré.

 

Fantasme

Est-ce facile d’être à la fois un mélomane et un auteur-compositeur ?

ça me semble naturel, non. D’ailleurs, tous ceux qui font ce job sont dans ce cas-là. Si je suis arrivé là, c’est en étant bercé par la musique depuis tout gamin. D’aller aux États-Unis, c’était justement une manière d’aller à la source de cette musique que j’aime. Parce que même si je me sens très Français, je n’ai aucun disque français à la maison. Autant voir les choses en face et aller sur place. Ce n’est pas la peine de vouloir faire quelque chose d’européen pour le public français. La culture américaine est la culture dominante, et c’est comme ça. On n’y peut rien. Même dans des disques extrêmement français. Une mélodie de Cabrel, ça vaut dix, qu’est-ce que je dis, cent McDo qui s’installent. On ne peut pas imaginer à quel point c’est américain comme musique.

À chaque fois, tes albums correspondent à une période bien précise de l’actualité musicale : Talk Talk et Prefab Sprout pour Le Manteau De Pluie en 1991, la french touch pour Dolorès en 1996, Calexico aujour…

(Il coupe.) Vous voulez dire que je suis à la remorque. (Rires.) Je vous vois venir, genre : “Tu ne serais pas un peu opportuniste, toi”. (Rires.) Dans le fond, je suis un curieux avant tout. J’aime tenter des expériences. Et pour la musique, c’est pareil. En ce moment, je commence à répéter, vous ne pouvez pas imaginer ce que je vais faire sur scène. Le problème, c’est que je m’ennuie très facilement. Pour la scène, il fallait donc que je trouve encore une idée. Là, je démarre sur quelque chose de hors norme. J’ignore où cela va m’amener. Mais au moins, ça m’excite. Pour en revenir à votre question, je ne sais pas. Moi, je faisais déjà de la musique électronique en 1978. J’ai été Dj pendant plusieurs saisons. Et non seulement j’ai été Dj, mais j’étais animateur, genre ambianceur. (Sourire.) Je dansais au moins six-sept heures tous les soirs. En djellaba sur la côte d’Azur ! Et ensuite dans les Alpes. On ne peut donc pas essayer me la refaire.

Pour tes prochains albums, penses-tu déjà repartir à l’étranger ?

Le prochain, j’ai déjà le titre et presque toutes les chansons. Dès que j’ai fini un disque, je me sauve et je pars en courant vers un autre. Cette fois, je voudrais vraiment l’enregistrer en Égypte. Parce qu’en France, ça devient impossible. D’ailleurs, les derniers albums français intéressants, ils ont été faits dans des chambres à coucher entre deux ou trois potes. Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est de bosser dans un studio en France. Pour la tournée, c’est pareil. J’ai cherché, et je cherche encore, des musiciens mais je n’en trouve pas, ou très difficilement. Vous vous rendez compte qu’à New York, au mois de décembre, il y avait cent-soixante-treize concerts par soir. Ce qui fait environ cinq cents mecs dans Manhattan qui jouent tous les soirs. Quand tu prends Paris, il y a en a vingt-cinq. Voilà à peu près où l’on en est du manque de musiciens ici.

Pourquoi n’emmènes-tu pas les membres de Calexico en tournée ?

J’y ai pensé, bien sûr. Mais il est hors de question que je les emmène en galère au Novotel de Vierzon pour un concert au théâtre municipal, avec une panne d’électricité en plein milieu d’un morceau. (Rires.) Bon, cela dit, je n’ai rien spécialement contre Vierzon.

 

Jack Nicholson

La scène, tu as longtemps reculé l’échéance avant d’en faire. Et maintenant…

(Il coupe une nouvelle fois.) C’est ce que je préfère. J’ai été con. J’ai mis dix ans pour comprendre. Longtemps, ce que je préférais, c’était écrire des chansons et bosser en studio. Maintenant, quand j’écris une chanson, je pense que je suis sur scène. Et toutes celles de Mustango ont été composées dans cet esprit. Disons qu’avant, j’écrivais pour moi. Et aujourd’hui, pour les autres. Parce que le retour des gens, du public, c’est le seul qui compte vraiment au final.

Ne regrettes-tu pas justement de ne pas avoir commencé les concerts plus tôt ?

Non, le regret que j’ai, c’est avant que je me lance dans la musique. En gros, un été, sur la côte d’azur, j’avais rencontré Jack Nicholson. C’était à la fin des années 70. On avait discuté. J’étais vraiment tenté par une aventure dans le cinéma. Le jour de son départ, il me propose de m’emmener à Hollywood ! Et j’avais dix minutes pour réfléchir à cette proposition, pour laisser tomber la France… J’ai pas osé… Alors, parfois, je repense à cette histoire.

Tas as quand même fait l’acteur pour Jacques Doillon et, récemment, pour Claire Denis. Finira-t-on un jour par voir le film sur ta première tournée de 1993, Mademoiselle Personne, réalisé par Pascale Bailly ?

Très bonne question. Je crois que la maison de disques attend que je vende cinq cent mille albums pour le sortir. Mais les films musicaux ne sont pas destinés à sortir rapidement. Regardez One + One, par exemple. En tout cas, Mademoiselle Personne, c’est un film vraiment bien, que j’adore, avec plein de jeunes actrices comme Élodie Bouchez ou Sandrine Kiberlain. C’est une espèce d’errance. Moi, j’étais au fond du trou et l’on voit me décomposer à l’écran. Ni le distributeur ni le label ne sont pressés de le sortir. Moi non plus. En fait, ce ne serait pas mal que le film sorte dix ans après la tournée, en 2003.

Pourrais-tu aujourd’hui t’en aller vivre aux États-Unis.

Pour un an, sûrement. J’espère qu’il n’y a pas un endroit particulier où je peux uniquement vivre.

Et l’Auvergne ?

C’est un cliché commode qu’on utilise à mes dépens.

Un cliché dont tu t’es aussi beaucoup servi…

Mais on ne fait pas chier Springsteen avec le New Jersey ou Calexico avec l’Arizona ! C’est ahurissant quand même ! C’est comme si Springsteen était de la Nièvre et qu’il faisait des chansons sur la Nièvre. On dirait quoi. Ce que j’aime dans la culture américaine, c’est l’utilisation des lieux et des origines. En Amérique, parler de ton pays n’est pas du tout un problème. Si tu fais une chanson sur Toronto, personne n’y fera attention. En France, si tu écris une chanson sur Vénissieux, t’es mal. Tu parles de Vénissieux en interview pendant dix ans. Et moi, c’est un peu mon cas. Je suis Auvergnat, je n’y peux rien. Il y en a qui sont du Nord Michigan. Et alors ? J’en profite pour le dire franchement, une bonne fois pour toutes : “L’Auvergne, je m’en fous complètement”.

Un autre long format ?