Pas facile de vieillir. Et encore moins lorsque l’on a été/est une icône, le symbole de toute une génération, qui n’avait/n’a de cesse de rêver en noir et blanc. Pourtant, après avoir frôlé la correctionnelle – le gargantuesque Kiss Me Kiss Me Kiss Me, l’indigeste Wild Mood Swings –, traversé (et enterré) quelques modes, The Cure est toujours là et signe, avec Bloodflowers, son album le plus accompli, intense et incandescent depuis Disintegration. L’un des groupes les plus influents de sa génération – Smashing Pumpkins, Arab Strap ou Mogwai en savent quelque chose – renoue ici avec ce qu’il a toujours fait de mieux : ériger la mélancolie en manifeste. Robert Smith, intarissable, explique les raisons de cette… cure de jouvence.

ARTICLE Christophe Basterra
PARUTION magic n°38Assis sur le divan moelleux d’une chambre d’un grand hôtel parisien, Robert Smith ne cesse de parler, s’accordant juste quelques poses, histoire de pouvoir se désaltérer. Impossible, semble-t-il, d’arrêter le débit, calme et posé, de ce personnage étonnant, qui n’a pas changé d’un iota son look si distinctif. Cheveux ébouriffés, pull-over forcément informe, jeans évidemment sombres, Smith ressemble encore, malgré la quarantaine passée, à un adolescent, tout excité dès qu’il évoque Bloodflowers, le nouvel album d’un groupe qu’il mène à la baguette depuis plus de vingt ans. Étonnant, quand on y pense, qu’un tel personnage – responsable, contre son gré, de l’un des phénomènes de mimétisme les plus incroyables qu’une pop star ait jamais suscité – ait gardé un tel enthousiasme, une telle envie et, surtout, une faculté d’analyse et un sens de l’autocritique aussi aiguisés. “Un jour, j’ai compris que je ne devais pas avoir peur de l’identité Cure. Si nous avons réalisé des albums aussi éclectiques que Kiss Me Kiss Me Kiss Me, Wish ou Wild Mood Swings, c’est parce que je me refusais à reconnaître qu’il existait un son Cure, qui privilégie les ambiances sombres et les atmosphères inquiétantes…”

 

Démocratie

“Dès que j’ai commencé à travailler sur Bloodflowers, j’avais une idée très précise… Je voulais que ce soit un retour aux ambiances de Pornography et de Disintegration, qu’il soit le dernier élément de ce qui forme pour moi une trilogie. Alors, je suis revenu à certaines méthodes de travail, qui nous avaient plutôt réussi par le passé”, explique Smith, ponctuant sa phrase d’un sourire enfantin et malicieux. Car ces dites méthodes sont somme toute assez simples : il est le seul maître à bord, décide de tout de “A” à “Z”, des trames des morceaux à leurs arrangements finaux. Ses quatre acolytes – Simon Gallup, Roger O’Donnell, Perry Bamonte et Jason Cooper, les mêmes depuis cinq ans – ne sont alors plus que des exécutants, qui n’ont plus leur mot à dire.

“Je ne comporte pas non plus comme un tyran”, tient-il à préciser tout de même. “Quoique…” Il rigole. “Il faudrait peut-être demander aux autres après tout. En fait, Simon et Roger, qui avaient déjà travaillé selon cette méthode sur Disintegration étaient un peu effrayés, ils n’en gardaient pas forcément des bons souvenirs… Pour Jason, c’était une situation nouvelle et il semble s’en être bien accommodé. Quant à Perry, c’est de loin le plus intelligent. (Sourire.) Non, le plus compréhensif, en tout cas : même certaines parties guitare que j’avais écrites pour lui s’il est persuadé que je m’en sortirais bien mieux que lui car il sait pertinemment que je suis un meilleur musicien. En fait, je voulais enregistrer avec cette formation un disque aussi fort que Pornography et Disintegration. Pour Wish et Wild…, nous avions fonctionné en véritable démocratie. C’est pour cela que ces albums sonnent plus comme des collections de chansons que des entités à part entière. Mais je ne le regrette aucunement : si nous avons procédé ainsi, c’est parce que j’éprouvais alors l’envie et le besoin de faire des choses dans ce goût là !”

Pour beaucoup, Wild Mood Swings restera comme le pire des enregistrements jamais commis par Cure, un patchwork disgracieux et criard, où le groupe frise parfois l’auto-parodie. D’ailleurs – une conséquence ? –, pour la toute première fois dans toute l’histoire de la formation, ce disque vendra moins que son prédécesseur. “C’est vrai”, reconnaît Smith. “Mais, il ne faut pas exagérer non plus… Nous n’avons quand même pas touché le fond. (Sourire.) Sincèrement, lorsque le disque est sorti, j’ai été très surpris par l’accueil mitigé qu’il a reçu… Sincèrement. Pour moi, son seul défaut est de contenir deux chansons en trop, Gone et Round And Round. Mais, si tu me demandes quels sont mes cinq Lps favoris de Cure, je te réponds les cinq derniers, sans même hésiter”.

Le genre de déclaration dont le bonhomme sait, déjà, qu’elle va faire dresser les cheveux sur la tête de la plupart de ses fans. Pourtant, il est sincère. Il n’hésite pas à évoquer les problèmes engendrés par ce semi-échec avec son label de toujours, Fiction, que l’immuable Chris Parry avait décidé de fonder en 1978 pour sortir les disques d’un jeune trio expressionniste originaire de la morose Crawley. Le flop – anglais et européen – de Galore, compilation regroupant les singles du groupe de 1987 à 1997, et suite chronologique de la fameuse Standing On The Beach,  n’arrangera pas les choses, et n’aplanira point les tensions. À se demander si ces dernières ne sont pas à l’origine même de Bloodflowers, un disque que son auteur pensait pouvoir réaliser avant la fin de la décennie. Smith sourit et, pour la première fois, ne prend pas la peine de répondre.

Dernier mot

“On a commencé à enregistrer les démos au tout début du printemps 98. J’avais composé dix-sept morceaux. Et puis, nous avons pensé que ça serait amusant de jouer dans quelques festivals d’été. J’avais en tête d’en faire deux ou trois, mais nous nous sommes retrouvés à en faire… douze ou treize ! On ne s’est remis au travail, qu’ensuite, à l’automne. Nous avons été assez là car je voulais utiliser des nouvelles technologies, me servir d’ordinateurs, même si ça ne s’entend pas sur le disque. À un moment, on a espéré pouvoir sortir le disque l’hiver dernier, mais tout le monde était obnubilé par la fin du millénaire”. Après la déception engendrée par Wild Mood Swings, peu sont ceux qui attendaient quelque chose – ne serait-ce qu’un soupçon de mélancolie nostalgique – d’un nouvel album de Cure. La magie s’était envolée, l’excitation avec. Le groupe ne pouvait plus que tourner en rond et (sur)vivre sur sa réputation, sur sa splendeur passée. Erreur. Car Bloodflowers est bien le successeur annoncé par son géniteur aux deux disques sus-mentionnés, deux œuvres en forme de point d’orgue d’une discographie fournie. Sombre, exalté, privilégiant le clair-obscur aux couleurs criardes de la pochette de son prédécesseur, dense et fort de cette mélancolie dont Cure s’est fait l’apôtre, il y a près de vingt ans, avec la sortie de 17 Seconds, il favorise les titres longs – Watching Me Fall dépasse même les onze minutes -, sans tomber pourtant dans le piège de la rallonge,  mais, surtout, privilégie les guitares aux dépens des claviers.

“Roger l’a bien pris, même si j’ai dû lui expliquer longtemps les raisons de ce choix ! Plus sérieusement, je voulais revenir à cet instrument et ne plus utiliser les synthés que pour souligner les mélodies… J’ai beaucoup écouté Mogwai ces derniers temps, et je crois que ce n’est pas étranger à cette décision. En revanche, ils jouent beaucoup trop forts en concert, c’est à la limite du supportable ! Je voulais également réaliser un disque plutôt court… Sur les dix-sept morceaux que nous avons mis en boîte, il y en avait dix qui étaient parfaits. Je n’en ai choisi que neuf car je ne voulais pas ce disque dépasse une heure de durée. Et encore… C’est vraiment le grand maximum. C’est vraiment parce que les chansons se mariaient parfaitement. Au départ, je l’aurai même préféré de quarante-cinq minutes. Comme Pornography, encore une fois. Même pour les groupes que j’adore, je me lasse de leurs albums trop longs… J’ai quand même accepté que le dixième morceau, Coming Up, soit sur l’édition japonaise. De toute façon, tu ne peux jamais avoir le dernier mot avec ces gens-là. (Sourire.)”. Les textes sont aussi, sans équivoque, parmi les plus autobiographiques que Smith ait écrites. Il ne s’en cache pas. Mais comment aurait-il pu, après avoir intitulé une chanson 39, son âge en 96 et année de sortie de Wild Mood Swings, où il chante : “So the fire is almost out and there’s nothing left to burn/I’ve run right out of thoughts and I’ve run right out words/As I used them up, I used them up…”

 

Vœux

The Cure restera à jamais comme un groupe à part, l’un des derniers survivants de la scène post-punk britannique aux côtés de New Order. Cette formation, et, a fortiori, son leader, aura tout connu, de l’incompréhension des débuts à la sanctification des années 80, et restera comme l’un des rares artistes britanniques à avoir pu conquérir les États-Unis – Wish s’était classé à la deuxième place des charts dès sa sortie en 1992 –, capable de passer d’un album suicidaire, le rougeoyant Pornography, à un single pop et futile, le désarmant Let’s Go To Bed. Mieux, en 1998, preuve d’une popularité toujours intacte, et ce même si quelque peu écornée, Smith s’est retrouvé en personnage de bande dessinée dans un épisode de la très populaire série South Park ! “Depuis, je suis devenu un véritable héros auprès de mes nièces et de mes neveux”. Un héros, Smith l’a surtout été pour tous les adolescents en “mal de vivre” – “je crois que certains se sont toujours retrouvés dans mes paroles” –, allant jusqu’à copier, au détail près, le look de ce drôle de type.

Une carrière abracadabrante pour une formation dans laquelle se seront succédés, de manière on ne peut plus anarchique, les musiciens – avec, pour certains, comme Gallup ou O’Donnell, des départs et des retours en fanfare –, forte de treize albums studio, certes plus ou moins inspirés, de deux compilations single, de trois live, d’une pléthore de singles et de quelques vidéos. “C’est vrai, ça peut paraître impressionnant. Je ne regrette pas grand-chose, en fait. Tout le monde commet des erreurs, et je n’ai jamais eu la prétention d’être parfait. (Sourire.) Même à l’époque où l’on était capable d’absorber tout et n’importe quoi… En fait, si je regrette quelque chose, c’est la façon dont c’est passé l’éviction de Lol Tolhurst et le procès qu’il m’a intenté par la suite. C’est triste quand même d’en arriver là, en particulier pour deux amis d’enfance. Je n’avais plus aucune nouvelle de lui, je savais juste qu’il traînait dans les conventions, ce que je trouvais plutôt triste… Mais il m’a écrit une lettre récemment. Je pense lui envoyer mes vœux pour la nouvelle année. Cette histoire a assez duré”.

Bonne note

Une fois encore, The Cure va repartir, dès la fin du mois de mars, sur les routes du monde entier, en respectant scrupuleusement un calendrier qui lui permettra de pouvoir suivre les… matchs de l’Euro 2000. “Les nouveaux morceaux passent très bien sur scène. Début octobre, on a donné un concert pour une émission de télé américaine, baptisée Hard Rock One. C’est un programme très populaire, mais j’avais décidé de ne jouer aucun de nos hits, je voulais ne faire que des titres durs, dans la lignée du 100 Years de Pornography. Les producteurs ont tenté de nous forcer la main, mais j’ai menacé de tout annuler. Et nous avons gagné le bras de fer ! Pour la toute première fois, je n’avais pas bu une goutte d’alcool avant de monter sur scène. Et j’avais imposé le même régime aux autres. Bien sûr, j’étais très nerveux pendant quelques minutes mais, ensuite, ce fut une sensation très agréable… En revanche, dès que nous sommes rentrés dans les loges, nous n’avons pas lésiné ! En tout cas, pour être honnête, ceux qui espèrent danser aux futurs concerts de Cure feraient mieux de rester chez eux…”

Dans quelque temps, Smith espère réactiver un projet que l’on évoque depuis quelque temps déjà, une compilation de faces B. “Ça me tiendrait à cœur, mais je ne suis pas sûr que le label soit très chaud. Ce n’est pas grave, s’il le faut, je le sortirai via notre site Internet, que je réactualise moi-même, avec l’aide de Roger”. Ce serait une drôle de manière de clore définitivement le dernier chapitre d’une épopée singulière. Dernier chapitre ? Peut-être, car, une fois encore, comme presque à chaque nouvelle sortie depuis près de dix ans, depuis le Kiss Me Kiss Me Kiss Me de 1987, Robert Smith a laissé entendre que Bloodflowers pourrait servir d’épitaphe à The Cure. L’homme sourit et marque un temps avant de répondre. “Je sais, j’ai souvent annoncé la fin du groupe. Comme j’ai toujours dit aux musiciens, à chaque enregistrement, qu’il fallait penser que ce serait peut-être notre dernier disque. De toute façon, inéluctablement, ça arrivera bien un jour… Si Bloodflowers doit être le dernier album de Cure, j’aurai au moins la satisfaction de m’arrêter sur une bonne note”. Puis il rajoute, avant de quitter la pièce. “La plus grande leçon que j’ai apprise lors de ces dernières année, c’est que, maintenant, je sais quand je dois m’arrêter”.

Un autre long format ?