En concert ce soir au festival Ideal Trouble à Aubervilliers, le groupe noise parisien Sister Iodine revient sur la production de son dernier album, Venom, et sur la puissante alchimie qui soude un des groupes de scène français les plus intenses et « dangereux », depuis bientôt 25 ans.

En 2018, la «pop moderne» se nourrit autant de hip-hop, de musiques du monde, d’électronique, que de mélodies et d’arrangements harmonieux. Dans le grand stream contemporain dispensé par internet, l’ancien peut paraître nouveau, et le bruit, les expérimentations les plus extrêmes, peuvent toucher (frapper) les oreilles d’un public désormais habitué à la diversité. Etiqueté «Sonic Youth français» après leur première partie du groupe new-yorkais au Zénith de Paris en 1992, le trio parisien Sister Iodine a lentement fait tomber étiquettes et chapelles (punk, no-wave, rock, noise, indus) autour de ses créations musicales, et, après 22 ans de carrière, nous semble plus «moderne» que jamais, et pas plus hermétique à un public profane de la chose «noise». Car sur scène, l’alchimie particulière qui réunit Lionel Fernandez (guitares), Nicolas Mazet (batterie) et Erik Minkkinen (guitares), entre improvisation et construction, destruction et création, déflagration et silence, est une des plus belles expériences soniques à vivre ces temps-ci. On invite donc tous les curieux à aller les voir ce soir au festival Ideal Trouble à la Station à Aubervilliers

Sinon, Sister Iodine a sorti cet hiver son septième album, Venom, proposition bruitiste radicale, gorgée d’électricité, de micro-tonalités et d’harmonies fantômes, de celles qui se créent dans la rencontre et l’enlacement des ondes sonores, dans l’air du studio ou de la salle de concert, lorsqu’elles sont diffusées à haut volume. Noise, power electronic, une musique débarrassée des chapelles, donc, mais aussi des influences, pour s’offrir, libérée et généreuse, comme une proposition complètement singulière. Violente, venimeuse, certes, la musique de Sister Iodine reflète la violence du monde, sa noirceur, et résonne comme un glas sur lequel chaque stridence posée serait une épiphanie. Interview.

 

 

Il n’y a pas vraiment de batterie sur ce nouvel album ? Quelle a été le rôle de Nico Mazet ici ? Et quelle différence faites-vous entre les live et l’enregistrement ?

Lionel Fernandez : Il y a beaucoup de batterie en vérité. Moins de rythmiques, mais la batterie est infiltrée d’électroniques, de micro-contacts retraités, de distorsions, delays, reverbs et autres matiérages qui ne lui font pas toujours ressembler à de la batterie brute. Ç’a été le travail de Nicolas justement sur ce disque, d’infiltrer la batterie dans l’instrumentarium global comme un élément du magma autant que comme une force de frappe. Sinon, on a deux approches complètement différentes du live et du studio. Le studio est un instrument en soi. Le live est une expérience physique brute du déploiement de notre son.

Depuis vos débuts, on a l’impression que la créativité de Sister Iodine se construit sur la rencontre entre vos trois personnalités distinctes, très différentes, mais formant un tout très solide, et que tout se joue sur l’écoute, celle que vous avez les uns pour les autres. Une grande attention, assez admirable à voir sur scène et qui finalement soude vos différences. Comment caractériserais-tu vos trois personnalités musicales ? Et qu’est ce qui les réunit d’après toi ?

Ce qui nous réunit et nous fait tenir sur la durée, c’est en effet nos différences, et la surprise qu’elles continuent à produire sur nous. Concrètement, l’un n’aura jamais l’idée de l’autre, et inversement (x3) et ça, ça continue d’être excitant.

A ce propos, l’usage de la stéréo est très bien amené sur ce nouvel album, il sépare les identités autant qu’il vous réunit. Comment avez-vous enregistré et mixé ?

Techniquement on a enregistré dans notre studio de travail, avec un matériel très lo-fi. C’est enregistré par un ami et on a mixé le disque sur un ordinateur Powerbook G3 de 1998, qui tourne sur Mac OS 9.2 avec le logiciel Sound-Edit. C’est donc assez primaire et archéologique. Les intentions de production sont à la fois claires et confuses, avec une sorte de profondeur de champ qui ne donnerait pas tout à comprendre/entendre d’emblée tout en étant très aéré, espacé.

L’album est intitulé Venom. Que signifie ce titre pour toi ? On entend votre musique autant comme poison que comme remède, plutôt pharmakon donc, non ?

L’intention du titre était très frontale. VENOM c’est le venin, et la sensation poisonneuse qui infesterait corps et cerveaux à coulée douce est une sensation trouble qu’on aime imaginer ressentie à l’écoute de notre musique.

 

 

Le clip de BLAAACK (champ de pétrole en feu, pluie de poussière) et son introduction (entre glas et sirènes d’alarme) et le triple AAA du titre pourraient évoquer cette note qu’un pays peut obtenir auprès des agences de notation, mesurant sa solvabilité. D’où viennent ces trois A ?

Haha, écoute pas du tout. En fait les 3 A c’était pour dégueuler un peu le A et aussi comme un hommage aux 3 «Blacks»  du morceau Black Black always Black de P16D4, un groupe et un morceau qu’on adore.

Il y a cependant une dimension socio-politique dans votre «projet». Je n’aime pas trop ce terme, mais prenons-le littéralement : quel est votre «projet» avec Sister, et Venom ? Quels effets voulez-vous produire, vers quoi (où) voulez-vous aller ?

Wow. J’ai du mal à formaliser ça, je trouve ça pompeux quand ça vient de nous. Le projet est sale et retors. Sans doute.

Et en quoi ce projet a-t-il pu évoluer depuis vos débuts ? Que signifie d’ailleurs le titre NOUS SOMMES SURANNES (VIVONS DE NOS IDEAUX PASSES) pour toi ?

Ça vient d’un film de Straub & Huillet gratiné, Du Jour au Lendemain : un opéra de Schoenberg mi-chiant mi-drôle ou l’homme blessé lance cette saillie un peu désespérée à sa femme. Ça m’avait fait rire (et marqué). Par ailleurs c’est un film qui questionne la modernité, sa difficulté, son intérêt, la tyrannie qu’elle représente, alors qu’on sait tout ça très volatile (le titre). On trouve cette question appropriée.

REFONDER et certains passages du disque renouent avec certaines de vos expérimentations électroniques passées (Discom, Minitel). Comment avez-vous vécu cette époque, et comment avez-vous intégré cette expérience à votre musique ?

Je crois qu’elle est tenace, que notre musique est irradiée et influencée par cette époque, par cette manière de faire, dans le traitement des sons, des matières, et dans le travail de production, notamment pour ce disque. On a une approche assez électronique même si tout est électrique.

Enfin, je trouve votre musique généralement plus «industrielle» que rock ou noise, même. Quel est le malentendu à ton avis ?

Eh bien moi non je pense qu’on est un groupe de rock, profondément, pas un groupe de musique industrielle, qui induit aussi tout un tas d’esthétiques, de poses, de décorum qui ne sont pas les nôtres, ni en effet un groupe de noise pur, qui est aussi une autre approche plus directe, plus frontale, plus déstructurée, qui n’est pas la nôtre. Non, on est un groupe de rock, avec les instruments du rock, dans un rapport à la scène qui est rock, une histoire qui vient du rock, je trouve que le malentendu est que le rock ne soit pas plus souvent ce qu’il devrait être, sale et sauvage.

Wilfried Paris

 

Un autre long format ?