Cela fait près de huit ans que Woods construit pas à pas une carrière dense dont seul le temps sera capable de révéler l’ampleur et la rigueur. Deux ans après Bend Beyond, le groupe de Brooklyn livre avec With Light And With Love un nouveau modèle de collection folk rock ensorcelante. Rencontre (longtemps espérée !) avec le magicien discret qui se planque derrière le rideau, Jeremy Earl, musicien généreux avec Woods et bienfaiteur de la scène indépendante nord-américaine avec son label Woodsist. [Article Boris Cuisinier].

Si la constance et l’humilité étaient des gages de reconnaissance, Woods serait probablement l’un des groupes actuels les plus célèbres. Évidemment, de l’eau a coulé sous les ponts depuis la double cassette bancale How To Survive In/In The Woods (2006). Pourtant, il est bien difficile de différencier la grâce rayonnante avec laquelle les New-Yorkais balançaient en 2006 une chanson comme Silence Is Golden de celle avec laquelle ils nous présentent aujourd’hui Feather Man, un extrait du nouvel album With Light And With Love. “La constante chez nous est à chercher du côté de notre conception de la musique. Nous ne nous sommes jamais préoccupés de ce qui se tramait autour de nous, nous faisons simplement notre truc, laissant notre musique devenir ce qu’elle doit devenir, être ce qu’elle doit être”, élague Jeremy Earl, le bonhomme à l’origine de l’épopée Woods. À l’instar de l’image renvoyée par le groupe et son œuvre, il ne cherche pas du tout à impressionner ou à se mettre en avant. Lorsqu’il répond à nos questions, ses phrases sont simples et leur sens est limpide. Plutôt que de servir des grands discours, il se concentre sur la musique, passion chevillée au corps, quasiment une raison d’être.

“J’ai toujours baigné dans un univers musical, que ce soit avec ma famille ou les amis. Par exemple, dès le lycée, j’ai eu la chance de rencontrer Matt Valentine de MV & EE ainsi que James Toth de Wooden Wand. Ils me fascinaient tous les deux et je les enviais. Pour autant, je ne me suis jamais vraiment dit que j’allais monter un groupe, et je serais même bien incapable de donner la raison pour laquelle j’ai un jour empoigné une guitare et commencé à jouer. Ça me paraissait tellement naturel, c’en était presque inconscient. Rien d’exceptionnel au début, seulement moi dans une chambre, une guitare, trois accords que je maîtrisais à peine et un enregistreur.” Pendant un temps, il garde pour lui ses petites expérimentations solitaires imaginées dans un appartement de Brooklyn. Une situation banale qui ressemble au quotidien de beaucoup de musiciens en herbe à New York. Sauf qu’un jour, sur un coup de tête, il met le nez dehors et laisse quelques notes s’échapper de sa caverne urbaine. “J’ai commencé par faire écouter ma musique à des amis et j’ai trouvé le courage d’envoyer mes chansons à Dennis Callaci du label Shrimper. Je ne le connaissais pas mais j’adorais son travail et le catalogue du label, avec par exemple Herman Dune et Sentridoh. Pour une raison qui m’échappe encore, Dennis a décidé d’en tirer une double cassette, How To Survive In/In The Woods.” Sale et rêche comme du Will Oldham période Palace, ces premiers enregistrements sont loin de se résumer à du gratouillis mignon et inoffensif. L’urgence propre à toute musique new-yorkaise authentique se retrouve dans la collection de titres tiraillés entre des mélodies pop folk légères et de purs moments d’expérimentation vicelarde. Deux aspects du son de Woods qui perdurent aujourd’hui.

SACRÉ BOXON
Jeremy a grandi avec les totems du rock que sont Neil Young, Tom Petty ou Bruce Springsteen. La pop également, qui le séduit dès son plus jeune âge lorsqu’il achète une cassette de Michael Jackson – un grand classique pour les artistes de sa génération. “J’ai toujours eu un faible pour les voix super pop. C’est probablement Michael qui m’a donné envie de chanter. On comprend mieux d’où vient cette incroyable voix de fausset qui constitue l’une des spécificités remarquables du son de Woods. Pour ce qui est des sonorités plus acoustiques, il se penche adolescent sur le cas de Bob Dylan. À la fac ensuite, il s’intéresse particulièrement aux figures majeures de la scène alternative country folk telles que Will Oldham et Bill Callahan. Le tout en gardant une oreille attentive sur le rock sous LSD de Grateful Dead et l’americana de Willie Nelson, Gene Clark ou Gram Parsons. Ces références premières sont un bon résumé de l’identité musicale de Woods. “Si tu prends nos deux derniers disques, c’est vrai qu’on peut y retrouver une volonté mélodique propre à l’americana. D’ailleurs, quand je compose seul, je n’hésite pas à jouer la carte country de manière frontale. Mais cette dimension revêt bien d’autres atours une fois que les autres musiciens du groupe mettent leur grain de sel là-dedans. Pour ce qui est du côté rock et psyché, c’est vraiment ce qui nous unit, nous adorons improviser ensemble et se jouer du format pop. D’ailleurs, nous n’essayons pas de caser ces chansons dérivantes en fin d’album comme s’il s’agissait de remplissage, au contraire, elles sont les piliers de notre musique.” Tel le morceau progressif fascinant de près de dix minutes qui donne son titre au nouvel effort. On remarque que Jeremy Earl évoque Woods comme une entité collégiale, un groupe. Après ses premières tentatives dans son appart’, il va en effet très vite être épaulé par son ami Jarvis Taveniere, rencontré à la fac. Taveniere devient l’âme sœur musicale de Jeremy Earl et tous deux formeront à partir de là le socle inamovible de la bande.

“Woods n’existerait pas sans Jarvis”, affirme Jeremy sans détour. “J’ai tellement appris à ses côtés, c’est un musicien fantastique. Nous avons toujours été sur la même longueur d’onde.” Concernant le binôme et les premiers pas de Woods, il raconte : “Nous nous connaissions bien avec Jarvis, nous avions déjà eu un groupe tous les deux qui s’appelait Meneguar, où je faisais de la batterie et lui s’occupait de la guitare et du chant. N’empêche que les premières répétitions de Woods, c’était un sacré boxon, comme les concerts d’ailleurs. (Rires.) Plutôt que de gommer notre amateurisme, nous avons préféré l’assumer. Ça provoquait des moments assez primitifs sur scène et j’imagine que c’est ce qui a plu aux gens, ils sentaient que nous étions sincères.” Ce public d’initiés va peu à peu se retrouver autour d’un amour commun pour une nouvelle scène indie rock dans le sens noble du terme, à savoir faite de musiciens fauchés et de musiques dissipées mais touchantes qui résonnent dans des petits clubs de la Grosse Pomme. Une sorte d’antithèse (d’antidote ?) à la précédente scène alternative du début des années 2000 emmenée par The Strokes ou Interpol. Vivian Girls, Crystal Stilts, Real Estate, Blank Dogs, The Beets et Woods vont ainsi former une troupe gaillarde de passionnés du DIY, du son analogique… et de l’entraide. Car ces formations émergentes auraient très bien pu transformer un tel émoi en compétition et se prêter à la guerre lasse du chacun pour sa peau, mais c’est une logique inverse qui s’enclenche. Dans chaque recoin de Brooklyn, des structures voient le jour et permettent à tous de publier leurs propres disques. Sentant le coup venir avant tout le monde, Jeremy Earl ne se pose pas de questions et crée son label, Woodsist, qui va devenir une pierre angulaire de cette scène et une référence en termes de sorties.

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“Vers 2006, j’ai compris qu’il se passait quelque chose à Brooklyn. Il y avait beaucoup de bons groupes que j’avais envie de faire connaître. C’est aussi simple que de recevoir un disque, l’aimer, y ressentir une émotion et une histoire particulières, et avoir envie d’aider le projet – je ne vais pas chercher plus loin. J’ai d’abord commencé comme je pouvais avec des groupes de potes et des tirages limités (ndlr. via Fuck It Tapes, succursale expérimentale de Woodsist spécialisée dans les cassettes). Dès le début, j’ai souhaité que l’aventure soit à la fois humaine et artistique. Un bon label doit s’impliquer auprès de ses artistes ; discuter, les accompagner, être un guide et un ami avant même de penser au nombre d’exemplaires qu’il pourra vendre. C’est une activité tellement valorisante que je n’ai jamais pensé arrêter. Ce n’est pas de tout repos, parfois ça marche moins bien, parfois je stresse par rapport à l’accueil qui va être fait à une nouvelle sortie. Mais ces points négatifs ne sont rien en comparaison de tout le positif que j’en retire – pouvoir diffuser un artiste qui me tient à cœur et lui donner une chance de toucher les gens. Quand quelqu’un me dit qu’il a adoré un disque étiqueté Woodsist et qu’il tourne tout le temps sur sa platine, cela me suffit amplement pour vouloir continuer.” Dans la foulée de Woodsist, émulation oblige, le label Sacred Bones se lance en axant plutôt son activisme sur les musiques psychédéliques, sombres et noise. Puis le doublé bandant se transforme en triplette du tonnerre avec l’arrivée de Mike Sniper (alias Blank Dogs) et de son écurie Captured Tracks, qui fait aujourd’hui figure de temple sacré en matière d’indie pop. Tant par leur politique éditoriale que par la qualité de leurs sorties, ces labels s’imposent désormais comme des idéaux de structures indépendantes qui se complètent plus qu’elles ne se font concurrence. Des passionnés sans ambitions démesurées qui parviennent à faire émerger des scènes, éditant de nombreux disques capables d’exciter les mélomanes tout en s’en tenant à une échelle modeste qui préserve leur autonomie.

PERDANTS
La notion de famille est centrale dans l’histoire de Woodsist. Une démarche non pas autarcique ni belliqueuse envers ceux qui n’appartiendraient pas à la tribu de Brooklyn, mais plutôt imposée par la forme et le fonctionnement du label. Depuis 2006, Jeremy Earl s’occupe seul de Woodsist, depuis le courriel destiné à faire une proposition à un artiste jusqu’à la réception du produit fini à la sortie de l’usine. “L’idée d’une famille Woodsist me tient à cœur, c’était l’un des buts premiers de l’initiative. Je voulais que les musiciens se rencontrent, s’interpellent, collaborent. Si l’on zieute de plus près notre catalogue, on remarque que toutes les sorties sont plus ou moins liées entre elles. Je viens par exemple de publier le disque solo de notre ancien bassiste Kevin Morby (ndlr. Harlem River, 2013, élu album du mois de janvier par votre revue préférée). J’ai aussi édité les efforts de White Fence et de Jonathan Rado (Foxygen), qui du coup sont venus jouer sur le dernier LP de Woods. De la même manière, des projets parallèles ont vu le jour, comme Ducktails et Alex Bleeker & The Freaks qui découlent de la maison mère Real Estate. C’est une si grande fierté de pouvoir être à l’origine de ce genre de rencontres. La famille s’agrandit petit à petit, certains s’en vont, d’autres arrivent. Comme dans la vie ! (Sourire.) Pour ce qui est de la gestion de Woodsist, il n’est pas impossible que je délègue un jour. Woods me prend de plus en plus de temps et m’occuper des deux à la fois s’avère très fatigant. Je ne voudrais pas que ça devienne une contrainte.”

Si Jeremy Earl s’enthousiasme aisément pour l’effervescence qui a cours autour de cette scène et de son label, bizarrement, il tardera à s’emballer pour son propre projet. “C’est seulement à partir de notre album Songs Of Shame (2009) que j’ai commencé à me dire que la musique – celle des artistes Woodsist ET la mienne – allait devenir ma vie, que je n’aurais que ça à faire. Pour autant, à l’époque, je ne me considérais pas encore comme un songwriter. Notre chanson Born To Lose image bien le statut de Woods à l’époque, quand nous pensions n’être que des marginaux dans le grand ballet de la musique indépendante – on pensait être et rester des perdants. Aujourd’hui, Woods parle d’amour et de lumière, et c’est bon signe je crois, nous avons davantage confiance en nous. Notre musique comme nos textes photographient toujours un moment précis de notre parcours. Notre discographie est comme un travelling de ce qui nous est arrivé, ce que nous avons traversé, des préoccupations de la vie de tous les jours comme l’amour, la mort, le changement, l’inquiétude quant à ce que l’avenir nous réserve.” À l’image de son label, Woods suit une trajectoire invariablement ascendante. Les sorties d’At Echo Lake en 2010 et Sun And Shade en 2011 confirment que ces gars-là sont bel et bien uniques. Puis ils explosent définitivement en 2012 avec Bend Beyond, grand disque folk rock peu avare en compositions fabuleuses. Débarrassé de sa production lo-fi, Woods s’assume alors pleinement, confirmant l’osmose qui se dégage au même moment sur scène. “Auparavant, nous formions presque deux entités distinctes, le Woods en studio et le Woods en live”, confirme Jeremy Earl. “Mais nos albums sont désormais pensés en amont, nous essayons d’atténuer au maximum tout ce qui relève du bricolage spontané pour construire une identité plus forte.” Le pari est gagné tant la personnalité de Woods n’a jamais été aussi forte que sur With Light And With Love, qui va indéniablement marquer l’année 2014.

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Jeremy Earl a partiellement quitté New York pour s’installer dans la petite ville de Warwick à quelques dizaines de kilomètres au nord. Il y gère les affaires de Woodsist et la carrière de Woods tout en continuant de traîner régulièrement ses guêtres du côté de Brooklyn, où tout le monde vole désormais de ses propres ailes. “C’est génial de voir ce que sont devenus nos amis, de Real Estate à Kurt Vile en passant par Crystal Stilts. J’ai aussi une grande admiration pour les trajectoires des structures Captured Tracks et Sacred Bones. En fait, grandir avec Woods et Woodsist m’a fait prendre conscience du fait qu’être un acteur du monde de la musique devait aussi être pris au sérieux. Quelle que soit l’échelle, il faut réussir à intégrer l’aspect business du truc. En tant que groupe, cela signifie ne pas rester moisir ou se complaire dans son coin, et en tant que label, ça veut dire être bien organisé. Il ne faut pas se contenter de la seule passion. L’avantage, c’est qu’on peut désormais le faire et subsister à taille humaine, avec des rapports beaucoup plus… sains. Un qualificatif qui sied idéalement à l’attitude et à la musique de Jeremy Earl, homme de l’ombre qui sait s’effacer pour faire briller les autres, poursuivant sa carrière avec un flegme fascinant. En ce sens, il rappelle une autre figure de proue de la musique indépendante américaine actuelle : John Dwyer, le leader de Thee Oh Sees qui dirige également sa propre maison de disques (Castle Face) et ferraille avec la même passion de l’autre côté du pays, en Californie. Deux hommes qui œuvrent pour qu’on se rappelle un jour avec nostalgie des années 2000. “Je n’ai jamais rêvé de vivre ou d’être musicien dans une autre décennie. Je n’éprouve aucune nostalgie envers un passé meilleur, je suis attaché au présent. Je pense qu’on vit une très belle époque musicalement parlant et nous devons nous impliquer pour que le public s’en rende compte. C’est important d’agir, tout de suite et maintenant.”

> LE LABEL ARTISAN WOODSIST RÉSUMÉ EN CINQ DISQUES

Real Estate – Real Estate (2009)

Nous sommes en 2009 et quatre nerds tout penauds débarquent avec une indie pop rêveuse qui cite aussi bien Sarah Records que leurs voisins de quartier The Feelies. L’un des disques fondateurs de Woodsist et un groupe qui, cinq ans plus tard, nous régale encore de sa mélancolie tissée à grand renfort de guitares irréelles.

Kurt Vile – Constant Hitmaker (2009)

Enregistré avec les moyens du bord, le premier album de Kurt Vile où le chevelu de Philadelphie impose déjà un songwriting sinueux et magistral qui annonce un futur radieux.

White Fence – Family Perfume Vol. 1 & 2 (2012)

Jeremy Earl débauche le compositeur le plus barré de la clique san franciscaine pour un disque en deux parties. White Fence saute sur l’occasion et livre un effort à l’image de sa famille d’accueil : libre et généreux.

Wavves – Wavves (2008)

Encore une fois, Jeremy Earl a le nez creux quand il édite le premier LP de Nathan Williams, jeune tête brûlée de San Diego qui explosera en 2010 avec King Of The Beach. À
l’époque, son grunge lo-fi dégueule de tous les côtés, rappelant justement l’esprit des premiers enregistrements de Woods ou les disques de Meneguar.

Woods – Bend Beyond (2012)

Après sept albums excellents mais parfois décousus, Woods édite sa première œuvre irréprochable. Douze chansons et rien à jeter, que des mélodies à tomber par terre, de l’électricité parcimonieuse et un son chaleureux. L’harmonie est totale.

Un autre long format ?