Olov Antonsson a l’allure fluette, le chant fragile, la réputation nulle, l’ambition à zéro, les marottes rebattues, et sa ville d’Umeå en Suède a beau être l’une des deux capitales européennes de la culture en 2014, elle ne rayonne ni à l’international ni dans notre imaginaire. Pourtant, ce petit frère suédois de The Clientele qui s’ébroue sous l’alias rigolo de Cocoanut Groove nous émeut et nous remplit de joie avec un second album d’une distinction folle, How To Build A Maze. Chronique à contre-courant des modes et des emballements flashy d’une non-carrière ordinaire mais ô combien bienfaisante. [Article Jean-François Le Puil].

La sensation de déjà-vu appliquée à la musique peut frapper l’esprit de différentes manières. Accompagnée d’un arrière-goût moisi de vaine redite, elle disparaîtra aussi vite qu’on oubliera les notes incriminées. Atténuée par une touche d’innovation, elle incitera à la réécoute pour apprivoiser et peut-être apprécier la formule renouvelée. Ou bien, immédiatement incarnée et épatante d’évidence, elle désarmera et obligera à chérir sans aucun scrupule l’objet de la nostalgie. Vous l’aurez saisi, les saynètes baroques mises en son par Olov Antonsson sont de la dernière race citée, celle d’un fétichisme pop qui à la fois pâtit (sa superbe s’arrêtera fatalement là où celle de ses modèles indépassables commence) et s’enorgueillit (toute vraie passion ne songe qu’à elle-même) de son irrésistible familiarité. À l’écoute des chansons de Cocoanut Groove, impossible de ne pas tenter de se rappeler où et quand dans un passé plus ou moins proche un tel grain de voix frêle mais satinée, de pareils refrains coulant de source et des orchestrations à ce point millésimées nous ont déjà fait chavirer. Le timbre menu de Belle And Sebastian, la préciosité de The Left Banke, la sensibilité de The Zombies, la générosité de The Beach Boys, l’intimité de Love… Le tissu de références est d’une transparence immaculée, rien ne vient le brouiller, rien ne le pervertit. “Oh, tu sais, je ne suis absolument pas fatigué d’entendre toujours parler des mêmes références sixties à mon sujet”, indique d’emblée Olov en mettant les petons dans le plat. “Ce n’est un secret pour personne, je suis un fondu de cette décennie, et je n’ai cure des comparaisons, je trouve ça plutôt flatteur au contraire.”

Le gamin aurait vite fait de passer pour une andouille de Guémené en affirmant le contraire tant les citations musicales qui peuplent son travail sont limpides. Mais alors, pile au moment où on loue le subjuguant pouvoir de déviance des origines pop de Dorian Pimpernel, pourquoi devrait-on dans le même temps s’incliner devant un tel copiste éhonté ? La classe du songwriting de Cocoanut Groove est évidemment à pointer du pouce, sa profondeur ailée faisant même toute la différence. Mais cela tient également aux reflets chamarrés et éblouissants que continuent de nous renvoyer les fastueuses années soixante musicales, indubitablement recensées comme l’âge d’or insurpassable de la pop d’apparat. Pourquoi irait-on reprocher à des jeunes artisans doués manuellement et dotés d’une âme vive de chérir l’ère fondatrice de leur discipline, s’enivrant avec grâce de sa pureté virginale et empruntant avec application ses méthodes instrumentales pour y carrer leur affectivité, leur imaginaire ? C’est une question de lignée, de bel héritage, presque de noblesse. Une telle aura magique incline à la compréhension de l’auditeur et à la sujétion des faiseurs, quitte à passer pour des losers passéistes face aux pairs qui se risquent à un art plus innovant, volubile ou syncrétique. En l’occurrence, dans le contexte suédois des années 2000, Olov Antonsson se coltine du mastoc en termes de concurrence interprofessionnelle, des labels nationaux comme Labrador, Service ou Sincerely Yours ayant poussé au cul leur lot d’artistes à la personnalité intéressante. “Bien sûr, j’ai écouté beaucoup des musiciens défendus par ces trois maisons de disques quand j’étais plus jeune – Jens Lekman, The Radio Dept. et The Embassy restent mes favoris. Mais je ne me suis jamais senti proche de ces différentes scènes, et pour cause, Cocoanut Groove n’a jamais eu vocation à être à la mode ou contemporain : ma musique vit et meurt avec cette idée de fantasmer un autre temps, essayant (tout en échouant évidemment !) d’écrire quelque chose d’aussi beau que ce qu’ont accompli The Zombies, Duncan Browne, The Byrds, The Left Banke, Vashti Bunyan, etc.”

POPOTINS
Au risque d’endosser le costume poussiéreux du Jean-Pierre Pernaut de la note endimanchée, le rétrograde sénile qui lustre le terroir ancestral avec une compassion qui schlingue la naphtaline, on ajoutera que la modestie et l’absence totale d’ambition de la petite entreprise traditionnelle dirigée par Olov Antonsson ne fait qu’ajouter à l’affection qu’on lui porte. Cette simplicité, cette non-prétention dans le geste siéent paisiblement à la légèreté et au charme d’un boui-boui joliment suranné dont la reconnaissance n’a jamais eu la moindre chance de décoller. La première fois qu’on a croisé le nom de Cocoanut Groove (dérivé du morceau Cocoanut Grove de Roger Nichols), c’était à l’occasion du MIDI-Festival en 2008. Pendant les trois jours de la manifestation sise à Hyères, nous avons sympathisé avec un Scandinave pas très frais (il s’était rendu sur place en sandales depuis la Suède et dormait dans les fourrés) nommé Fredrik Söderström, tenancier bohème d’un label appelé Fridlyst. C’est sur cette structure de rien du tout qu’est paru en 2008 Madeleine Street, le premier album de Cocoanut Groove.

“Entre 2007 et 2009, j’étais beaucoup plus concentré sur la musique – composer, enregistrer, jouer sur scène. C’est une période de ma vie où j’étais vraiment dévoué à l’art. Vers vingt ans, j’ai découvert tellement d’artistes dont j’ai dévoré les œuvres – des raretés sixties, la sunshine pop, le potin psyché, la soul, etc. J’avais beaucoup de temps pour moi parce que j’occupais des boulots à temps partiel dont je me cognais complètement, la musique était ma priorité. Au même moment, un ami à moi s’est construit un studio dans son garage qui servait aussi de local de répétition, nous pouvions y jouer et y enregistrer à notre guise. C’est seulement à l’été 2007, à l’âge de vingt-et-un ans, que j’ai écrit ma première vraie chanson, The End Of The Summer On Bookbinder Road. Je l’ai postée sur MySpace, le site musical à la mode de l’époque. Après, tout s’est enchaîné, j’ai continué dans cette voie. Malheureusement, il y a eu pas mal de problèmes à la sortie du vinyle de Madeleine Street. La boîte chargée de presser le machin a fait n’importe quoi et il y a eu beaucoup de retard. Quand il a finalement été publié, on n’en a pas vendu des masses (surprise !) et je crois que Fredrik a perdu pas mal d’argent dans l’histoire – j’espère qu’il n’a pas été ruiné non plus, c’est vraiment un type super. Bref, six ans plus tard, la situation est bien différente pour moi. J’ai un emploi à plein temps qui me passionne, je travaille pour la radio publique suédoise Sveriges Radio où je m’occupe des infos locales, alors faire des disques n’est plus mon objectif premier. En plus, ça m’a fatigué de faire des concerts, et puis beaucoup des copains avec qui j’avais l’habitude de jouer habitent dans d’autres villes désormais.”

Olov Antonsson vit précisément à Umeå, une petite cité située dans le nord de la Suède, sur la côte du golfe de Botnie dans la province historique de Västerbotten, à 600 kilomètres au nord de Stockholm (©Wikipédia). Au quotidien, il y promène son chien Uno, joue au tennis, marche dans les bois avec sa petite amie, regarde la télé, boit beaucoup de café, visionne une énième fois des épisodes de la série Seinfeld, court et fait même du ski. Une existence pépère de chez pépère que la musique a commencé à rythmer assez tôt, dès onze ans, lorsque les popotins des grandes sœurs du petit Olov se mettent à gigoter au rythme de leurs bandes-son adolescentes respectives, celle-ci adorant The Beatles (qui reste un modèle pour notre ami), celle-là raffolant de la cavalerie britpop (plus vraiment sa tasse de thé). À l’école, où la musique est une matière obligatoire qui se respecte, Olov Antonsson apprend à jouer de la trompette puis s’amourache plus tard de la guitare “au point de vouloir devenir John, Paul & George”. Si le désir de songwriting ne s’empare du bonhomme qu’à ses vingt ans, il s’active adolescent dans le groupe The Tidy Ups en tant que guitariste.

PAVÉ D’OR
Après la mise en sommeil de Fridlyst (rassurez-vous, contacté à l’occasion de cet article, Fredrik Söderström nous a dit qu’il allait bien et qu’il s’était mis à faire de la musique, on devrait entendre le résultat d’ici la fin de l’année), Cocoanut Groove a eu la chance de trouver sur son chemin – comme une forme de récompense naturelle – Sean Price, qui a fondé et dirige le label britannique Fortuna Pop! depuis 1996 avec, en guise de modèle, une éclatante trinité des maisons de disques du Royaume-Uni alliant indépendance, audace et tendresse – Sarah Records, Postcard et Creation. Inscrit dans une filiation cohérente sur Fortuna Pop! (aux côtés d’Allo Darlin’, Crystal Stilts, Darren Hayman, The Pipettes, The Pains Of Being Pure At Heart, The Wave Pictures), Cocoanut Groove fait paraître How To Build A Maze (2014), un second album qui succède au EP six titres Colours (2012). Enregistré “pendant quelques jours caniculaires à l’été 2012”, ce long format câline évidemment les obsessions sonores d’Olov Antonsson avec une assurance de plus en plus prégnante qu’autorise la présence au générique d’une poignée d’amis fidèles qui, s’ils ne s’impliquent pas assez durablement pour faire de Cocoanut Groove un véritable groupe, permettent au moins au projet de larguer momentanément sur bandes toute sa splendeur tel un gentil bombardier chargé de bonheur. Le labyrinthe cité en anglais dans l’intitulé du disque image les détours intérieurs qu’Olov a souhaité traduire en musique, instillant la dose d’intimité et d’implication émotionnelle nécessaire pour transcender l’exercice de style.

How To Build A Maze raconte la façon dont on peut se perdre soi-même à différents niveaux – perdre son chemin dans les rues d’une ville, perdre ses amis, regarder les étés se dissiper les uns après les autres. La perte, le passé, la nostalgie sont des thèmes vers lesquels je me tourne facilement quand je compose. Tout part de mes sentiments et de ma vie personnelle puis je laisse mon imagination vaquer pour élaborer à partir de cette base intime. Ça commence toujours avec une impression brute, authentique. Le titre Fair-Weather Friend est un bon exemple, je n’y stigmatise pas une personne en particulier, mais je détricote le sentiment que l’on éprouve – et que j’ai expérimenté – lorsqu’on réalise que celui que l’on prenait pour un proche se révèle être une ordure. L’émotion première est pleine de véracité, et à partir de là, j’essaie de construire quelque chose de plus universel.” Notamment armé de sa guitare douze-cordes favorite, la Rickenbacker 360 (“comme celle que George Harrison utilisa en 1964 sur A Hard Day’s Night et Beatles For Sale ; tout ce qui sort de cet instrument est pavé d’or, luxuriant”), de son clavecin (“j’en ai trouvé un en 2007 dans un magasin d’instruments du coin, je le laisse chez mes parents celui-là”) et d’un mellotron d’emprunt (“j’adore les sons de flûtes dessus”), Cocoanut Groove tisse sa toile vintage en nous gavant de repères temporels et saisonniers, naturalistes et géographiques, histoire de mieux planter le décor. Walking To Madeleine Street , The End Of The Summer On Bookbinder Road, July, A Dream Of Two Summers, The Storm, I’ve Been Following Lonely Roads, On A Monday Morning, The High Coast, Afternoons, North Country Summer, Night Walk, Seven Flowers

Un vrai guide du petit routard troubadour qui nous balade de saison en saison (avec une énorme fixette sur l’été quand même), de rue en rue, de la lumière de l’aube aux nuances vespérales. “Je ne sais pas pourquoi j’apprécie autant afficher des repères, des adresses, des noms de parcs, etc. Beaucoup des compositions que j’aime le font, Beechwood Park de The Zombies, MacArthur Park de Jimmy Webb, Penny Lane des Beatles…” Et si on lui fourguait une machine à voyager dans le temps pour sonder à sa guise cet imaginaire foisonnant, où irait-il et à quelle époque ? “Quelle question difficile ! S’il y a bien une leçon à tirer du film Minuit À Paris (2011) de Woody Allen, c’est que la notion de « belle époque » est toute relative, n’est-ce pas ? Mais bon, évidemment, puisque j’ai fantasmé les années 60 toute ma vie, et même si cette décennie a connu son quota de saloperies, j’adorerais descendre Portobello Road en 1966 ou flâner à Laurel Canyon en 1968, à Greenwich Village en 1961… Pour en revenir à cette histoire de lieux, une formation suédoise appelée Vapnet a fait un disque entier (ndlr. Jag Vet Hur Man Väntar, 2006) en intitulant ses chansons selon des noms de rues. C’est une idée d’enfer, j’aurais aimé l’avoir en premier.” Jag Vet Hur Man Väntar de Vapnet est une sémillante collection pop chantée en suédois et éditée à l’époque par Hybris, un label du cru aussi méritant que ceux cités plus haut même si davantage tourné vers le marché national – Hybris lança en 2004 la carrière d’El Perro Del Mar.

L’occurrence d’un groupe suédois peu connu dans un tel parterre de gloires anglo-saxonnes rafraîchit le tableau et nous pousse à continuer dans cette voie. Après tout, le royaume bleu et jaune n’a pas attendu le vingt-et-unième siècle pour exceller. Olov Antonsson est ravi de partager avec nous les identités des musiciens compatriotes de tous âges qu’il kiffe dur, et on vous recommande vivement de vous pencher sur leur cas, notamment les premiers cités car l’inclusion d’un malheureux morceau de leur facture sur la compilation Nuggets II (2001) de Rhino ne saurait rendre justice à leurs tentatives tourneboulantes – pour ne pas dire miroboliques. “Mes artistes suédois préférés des années 60 resteront pour toujours les Tages. On peut les considérer comme des clones des Beatles, mais ils ont produit la meilleure musique non anglo-saxonne de l’époque. Leur dernier effort, Studio (1967), a été enregistré aux studios Abbey Road juste avant Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967) des Beatles, et c’est une pure merveille. Tages a été une énorme inspiration pour Cocoanut Groove. Plus près de nous, il y a The Bear Quartet, un groupe indie rock de Luleå dans le nord de la Suède. Je recommande chaudement d’écouter leur LP Everybody Else (1995) – là encore, ils m’ont pas mal influencé avec leurs paroles fantastiques et des parties de guitares formidables. J’aimerais aussi citer Håkan Hellström évidemment, l’un des plus gros artistes scandinaves, une sorte de croisement entre Morrissey, Bob Dylan et Bruce Springsteen. Ses trois premiers efforts parus au début des années 2000 représentent tout pour moi. Je peux aussi parler de mes amis qui font de la musique : Everyday Mistakes, Bolywool, Crime Time, etc.”

Servez-vous, y en aura pour tout le monde ! Au moment de se quitter, l’inquiétude gagne. Si on est à peu près sûr de ne jamais voir Cocoanut Groove sur scène, l’amateurisme du bordel nous obligera-t-il également à attendre encore six longues années avant d’avoir des nouvelles neuves ? “Je suis sûr que je reviendrai à un moment donné avec Cocoanut Groove, il me reste quelques compositions sympas que je n’ai pas enregistrées. Mais aujourd’hui, je me sens d’attaque pour me lancer dans un projet neuf, un album de folk sous un nom différent ou peut-être un EP en suédois.” Les noms de Vashti Bunyan et Duncan Browne cités lors de notre conversation résonnent alors de plus en plus fort dans notre esprit, et l’on s’apaise déjà à l’idée d’entendre leur legs honoré par le dévoué Olov.

Un autre long format ?