Bruit Noir en 2019 : Jean-Michel Pires et Pascal Bouaziz

Au matin du concert de Bruit Noir à Paris (Point-Éphémère), nous publions notre entretien avec le parolier du duo, Pascal Bouaziz, l’homme qui habille d’une vision du monde désespérée les musiques oppressantes de Jean-Michel Pires. Contrairement aux apparences, tout n’est pas perdu.

 

Avant de défendre II/III, tu as passé beaucoup de temps en Asie mineure. De quel type d’escapade s’agissait-il ?

Cela fait vingt-cinq ans que je lis des livres de voyage dans le métro parisien ; il était temps d’aller voir ailleurs pour de vrai. Aller voir là-bas si j’y suis, comme dit l’autre. Juste un voyage donc… et peut-être que j’en ferai quelque chose si jamais ce que j’en ramène a de la valeur.

En un peu plus de trois ans, tu auras sorti des disques sous les identités Pascal Bouaziz, Mendelson et Bruit Noir. Comment “distribues”-tu ton inspiration entre ces différents projets et noms de scène ?

Pendant vingt ans, Mendelson m’a suffi. Et puis un jour, j’ai eu besoin de Bruit Noir, le poids de l’histoire de Mendelson était devenu trop lourd peut-être. Après le cinquième album (le triple éponyme de 2013, ndlr), j’avais l’impression d’avoir fini quelque chose, et la folie musicale de Jean-Michel (Pires) était parfaite me lancer dans autre chose. Et puis, aussi vite que de la dinguerie de Bruit Noir, j’ai eu besoin d’un projet totalement dépouillé, presque apaisé ,que j’ai signé de mon nom seul. Chaque partie de mon cerveau a maintenant plus ou moins son projet.

II/III va encore plus loin que le premier Bruit Noir dans le déballage et la dénonciation de ce qui te sort par les yeux. T’es-tu donné des limites ?

Le projet de Bruit Noir c’est justement de ne pas avoir de limites. Le flot de conscience transmis sans filtre. Si ça va plus loin que le premier, c’est peut-être soit que j’empire, soit que le monde qui est de pire en pire.

Joues-tu un personnage ou les textes sont-ils le témoignage absolu de la sensibilité de Pascal Bouaziz ?

Quand les textes viennent, il n’y a aucun jeu. Je suis dans tout ce que je dis. Mais rien n’est jamais «absolu». Je dis une chose, et puis son contraire, il n’y a aucun devoir d’être conséquent, logique ou honnête avec soi-même. Comme balancer sur le désert de La Province » sur le premier album et se payer Paris sur celui-là. Pour moi les deux textes sont vrais au moment où je les pense, et en même temps : Paris est vraiment une ville de merde et les dimanches en province sont réellement des raisons légitimes de suicide. Mais évidemment que dans l’outrance, il y a une bonne part d’humour, même si parfois ça fera rire que moi. Bruit Noir, c’est le royaume de la mauvaise foi. Ça me fait du bien, à moi, de dire ce que je vois et comment je le vois et ça fait rire Jean-Michel quand je le dis.

Connais-tu des artistes qui te semblent aussi radicaux et provocateurs de toi ?

Pour moi c’est presque normal de sortir des disques comme ça. C’est 99% du reste de la production des disques qui est inepte et inutile. Tous les artistes à qui vous vendez tous la couverture de vos journaux chaque mois (cette phrase n’engage évidemment que Pascal Bouaziz, ndlr). Et puis Il y a d’autres albums comme le triple album Mendelson #5, où là oui, j’ai eu l’impression d’un geste vraiment radical. À côté, le deuxième Bruit Noir, c’est les Beatles. Sinon des artistes qui soient comme des cousins de Bruit Noir, y en a quelques uns même si le rapport saute pas aux oreilles… Kool Keith, Sun Kil Moon, John Lydon, Gil Scott Heron, Lil Dickie, Katerine, Suicide, Kanye West, Louis CK s’il faisait de la musique… Qui d’autre ? À ceux qui entendent de le dire.

Tes morceaux sont sombres mais sur scène, tu es aussi très drôle. Une contradiction ?

Tout ce que je raconte sur scène, toutes les absurdités sont toujours de l’impro. Il m’arrive de retomber parfois dans des pistes similaires parce que je suis à peu près le même de jour en jour. Mais j’ai toujours eu la prétention de jamais me répéter. J’improvise sur le moment, la situation, sur ce qu’on m’a dit pendant la journée sur ce qui se passe dans la salle, dans la ville où on joue. Et j’essaye de faire en sorte qu’on ne s’endorme pas trop ni sur la scène ni dans la salle. La plupart des concerts sont ultra chiants non ?

Comment écris-tu tes morceaux ?

Pour Bruit Noir, Jean-Michel m’envoie les musiques : et j’improvise dessus ce qui me passe par la tête, je lui envoie, il me dit que c’est trop long, j’enlève la moitié et c’est fini. Quand c’est pour Mendelson : on improvise la musique ensemble et j’écris dessus parfois pendant des mois. Parfois j’ai le texte à l’avance, parfois non. Pour l’album Haikus, c’était encore différent. J’essaye de changer toujours de méthode pour ne jamais refaire le même disque. J’ai horreur des groupes qui sortent quinze fois le même disque et qui rajoute juste un violoncelle sur deux morceaux pour faire, genre, : « maintenant on fait de la vraie musique ».

Personne ne fait « un album pour rien », comme tu le dis sur Le Succès. C’est trop de travail, trop de don de soi. Pourquoi fais-tu des albums ?

L’album, tu le sors comme si c’était la septième merveille du monde et tu vois après que c’était un album pour « que dalle », ou pour le monde dans vingt ans, ou juste pour les happy few, etc… Mais pourquoi je fais des albums ou pour qui ? Pour ceux qui les écoutent. Pour ceux qui suivent Mendelson pour de vrai depuis plus de vingt ans : j’en connais quelques-uns et qui comptent pour moi. Comme Tony Papin à Rennes. Comme les salles qui nous sont fidèles comme ceux de la Carène à Brest, de la Bobine à Grenoble. Marc du disquaire Quelque Part à Lille. Pourquoi encore… Pour continuer à voir les amis avec qui je fais des disques. Pour un mec qui s’appelle Sylvain Champion. Pour un auditeur/lecteur imaginaire qui serait « moi » mais pas moi (juste un peu moins bien puisque ce serait pas moi). Pour celui que j’étais quand j’écoutais des disques à dix-sept ans. Pour tous les gars qui gravitent dans et autour de Mendelson, comme Jean-Michel. Pour Michel Cloup. Pour impressionner les gens que j’admire, même si la plupart sont morts et ne comprenaient pas le français. Pour mon frère. Pour mon fils, mon neveu, mes nièces pour que, quand ils et elles auront l’âge de comprendre, ils soient hyper impressionnés et fiers. Pour l’Histoire. Pour la postérité. Pour faire progresser l’humanité. Pour des gens que je ne connais pas mais qui méritent quand même le meilleur. Pour mettre la pâtée et la honte à tous les mauvais. Pour ma première petite amie, qu’elle regrette trop, même si moi je ne la regrette pas. Pour la femme que j’aime, qu’elle me garde, parce que je suis pas trop un loser. Bref pour tout le monde.

Quel effet attends-tu que ton travail provoque chez les autres ?

Mais qu’ils soient complètement bluffés évidemment ! Qu’ils se disent « mais quel génie ! » Pour que ceux qui comprennent ce que je raconte soient vengés de toutes les conneries qu’on nous fait manger. Quel artiste fait quoi que ce soit pour moins que ça ? Et pour que le monde entier achète nos disques ! Plus ! Encore ! Et qu’ils envoient des chèques. Qu’on réserve ma place au Panthéon. Que Jean-Luc Godard, Bruno Dumont et Steve Albini, m’appellent le même jour au téléphone. Que le fantôme de Leonard Cohen m’écrive une lettre où il me dise que je suis son songwriter préféré.

Comment décris-tu ta voix et quand as-tu décidé de “jouer” avec la gravité de son timbre ?

Je ne décris pas ma voix tous les jours, je pense très souvent à autre chose. Un moment, c’est venu que c’était mieux avec cette voix-là, pour ces textes-là. C’est pratique d’ailleurs comme c’est la mienne ! Pas de choix conscient.

Où as-tu grandi ? Dans quel environnement ? Et quelle place la musique avait-elle alors dans ta vie ?

J’ai grandi en banlieue de Paris. La ville n’a aucune importance puisque la banlieue est la même partout. Classe moyenne normale. Pas très riche mais avec des vacances quand même. La classe moyenne «vacances en camping en Creuse ». Pas grand place pour la musique. Je ne suis pas un enfant de la balle, comme on dit au cirque. Pas de népotisme ici. Pas de fils de machin qui reprend la boutique genre les Higelins ou Souchons ou Chédids.

Ton premier choc musical, du coup ?

Le premier ça n’a aucune importance, je me suis enfermé dans la musique comme dans une chambre d’hôpital : pour être guéri, pour être à l’abri, pour survivre. « Seule la musique est un soulagement » chante Costes…

Quand as-tu décidé de devenir musicien ?

Probablement quand j’ai découvert Les Smiths et Morrissey. Si un mec aussi bizarre que lui peut s’en sortir comme ça, et faire des chansons aussi géniales, alors ça vaut le coup de tenter quelque chose.

Que lis-tu ?

Tout. Tout le temps. Mais que les trucs bien. Pas de polars suédois à la con ni de romans de rentrée littéraire. Les gens que ça intéresse peuvent regarder la série de vidéos qu’on a fait avec Mendelson pour Sciences Politiques, notre dernier album : y a tout dedans et s’ils vont voir, ça justifiera qu’on les ait faites, ces vidéos. Et que ça n’ait pas été encore « pour rien ».

Imaginons qu’un jour tu composes une pop song qui cartonne sur Spotify, sur France Inter, sur YouTube… Que tu fasses l’unanimité. Que ressentirais-tu ?

Si je pouvais gagner ma vie un temps avec la musique, ça ne me ferait pas trop de mal au coeur j’imagine. Et ça ferait plaisir à tout le monde qu’il y ait plus de gens dans les salles.

Propos recueillis par Cédric Rouquette

Un autre long format ?