Entre les musiciens qu’il a produits (de Wilco à Stereolab), les héros qu’il a côtoyés (John Fahey, Tony Conrad), les groupes qu’il a intégrés (Gastr Del Sol, Sonic Youth) et l’étendue de sa propre discographie, nous avons tous au moins une fois croisé le chemin de Jim O’Rourke. Alors que sort son nouvel album inespéré de pop alambiquée, Simple Songs, on a eu la chance de discuter avec ce roi invisible qui suscite plus que quiconque l’oxymore – reclus hyperactif, innovateur passéiste, joyeux grincheux…

ARTICLE Émilien Villeroy
PHOTOGRAPHIE Taikou Kuniyoshi
PARUTION magic n°193Jim O’Rourke qui chante ? On n’avait plus entendu ça depuis quatorze ans. C’est dire les fantasmes générés par l’annonce de la parution d’un album comme Simple Songs, nouvelle offrande dans la lignée des disques pop publiés par l’Américain sur le label Drag City. Bad Timing (1997), Eureka (1999), Halfway To A Threeway EP (1999) et Insignificance (2001) : une belle brochette d’essais cultes et fascinants. Des expérimentations précieuses, à situer dans la mythologie de la musique populaire américaine, passant d’un free folk désertique à un classic rock baroque, avec une bonne dose de musique de chambre raffinée à la Van Dyke Parks.

Depuis, Jim n’était revenu s’attaquer à ces territoires qu’en 2009 avec le monolithe instrumental The Visitor. Malgré cela, ne lui parlez surtout pas de come-back. “Les gens ont l’impression que j’étais porté disparu depuis une décennie”, lâche-t-il en riant, depuis son appartement tokyoïte. “En vérité, je n’ai pas arrêté de bosser.” Parti s’exiler au Japon il y a dix ans, Jim y mène une vie artistique discrète mais presque aussi florissante que dans les années 90, faite notamment d’improvisations bruitistes sur scène en compagnie de sommités telles que Keiji Haino et Oren Ambarchi, ou de rééditions régulières d’œuvres de jeunesse minimalistes sur le label Mego. Il a même ouvert sa propre page sur Bandcamp, où l’on trouve déjà dix-neuf références, entre archives remasterisées et expérimentations électro-acoustiques plus récentes à télécharger. “De nos jours, sortir des CD ne sert plus à rien. Tout gérer via Internet s’avère bien plus rapide et simple pour moi. En plus, ça n’intéresse que cinquante personnes dans le monde, alors autant qu’elles trouvent leur bonheur sans problème et sans que j’aie à déranger quiconque.”

C’est la double vie que mène Jim O’Rourke depuis toujours : pour une œuvre aussi reconnue qu’Eureka, il en publie dix autres qui ne sont écoutées par personne. “Ce décalage est compréhensible”, analyse-t-il. “Les gens s’intéressent beaucoup moins aux musiques que j’explore en marge. Quand je donne des spectacles d’improvisation, il n’y a jamais plus de vingt personnes dans la salle. Je me suis toujours efforcé de ne pas trop prendre en compte cet aspect-là des choses.” Pas question de traiter différemment ses albums pop des autres, plus difficiles d’accès. “Je dépense une énergie égale dans tout ce que je fais. Je sais bien que ces disques chez Drag City ont une aura particulière. Ils sont écoutés plus largement, plus longtemps. Au fond, je pourrais me contenter d’écrire des chansons de ce type, à plein temps, comme un boulot. Ça se révélerait sans doute bien plus profitable pour mon compte en banque ! Mais malheureusement, je dois suivre mes envies, mes dispositions, et attendre le bon moment pour revenir à ce genre d’écriture.”

Quitte à ce que l’attente avant le retour de la flamme dure de très longues années, sans jamais rien forcer. “J’ai composé des trucs entre-temps, mais rien n’a été enregistré. Pour mes précédents disques chantés, je dépendais énormément de la participation du batteur Glenn Kotche et du bassiste Darin Gray. Ils étaient les seuls au monde à comprendre toutes les nuances que je souhaitais. Or Glenn est devenu très connu avec Wilco et moi je suis parti vivre au Japon… Refaire ce genre d’albums sans eux m’a longtemps semblé impossible”, révèle Jim avec une pointe de tristesse dans la voix.

“Quand j’ai enregistré The Visitor entièrement seul, ça ne posait pas de problème. J’étais un vrai tyran, mais ça n’énervait que moi.”

DICTATEUR

Finalement, le déclic a bien eu lieu, grâce à d’autres rencontres heureuses, cette fois dans l’archipel nippon. En premier lieu, celle avec le batteur Tatsuhisa Yamamoto, croisé lors d’un concert en 2008. “J’ai eu l’impression d’expérimenter les effets d’une machine à remonter le temps. Il avait le même âge que Glenn quand je l’ai rencontré et il jouait aussi bien. Ça a réveillé quelque chose en moi, une fibre qui avait toujours été là, mais remisée dans un coin.” Avec la pianiste Eiko Ishibashi et le bassiste Sudoh Toshiaki (à l’origine batteur pour le groupe grindcore Melt-Banana, que l’Américain avait enregistré en 1995), Jim O’Rourke réunit autour de lui un petit noyau de musiciens et relance la machine. “Certains d’entre eux ont grandi en écoutant mon travail, c’était très bizarre au début.” Le quatuor fait ses armes en servant de backing band pour le songwriter Kenta Maeno ou pour les concerts solo d’Eiko Ishibashi. “On jouait tout le temps ensemble, dans des conditions parfois très différentes. Et petit à petit, la sensation de retrouver une petite famille a affleuré. Les premières années, on a appris à se connaître. On répétait des vieux et des nouveaux morceaux. J’essayais de leur montrer ce que je cherchais, les sonorités que je voulais. Il fallait qu’ils comprennent comment mes compositions fonctionnent.”

Un apprentissage qui n’a pas été facile à mener pour celui qui admet volontiers ses penchants autoritaires. “C’est compliqué pour moi parce que je sais que je peux être très exigeant, surtout au niveau de la batterie pour laquelle j’écris à l’avance chaque note, chaque roulement. Je ne suis pas un dictateur, mais je sais ce que je veux. Ça doit venir de mon éducation catholique irlandaise très stricte !”, avoue-t-il entre embarras et hilarité. “Je me sens vraiment mal de forcer les gens à faire ce que je veux. Quand j’ai enregistré The Visitor entièrement seul, ça ne posait pas de problème. J’étais un vrai tyran, mais ça n’énervait que moi. (Sourire.) Ce fut difficile d’embrayer sur cette phase d’enseignement, d’autant plus en japonais, une langue dont je ne maîtrisais pas toutes les subtilités à l’époque. J’étais à la fois frustré de ne pas parvenir à me faire comprendre parfaitement, et gêné de torturer ces pauvres gens. Ceci dit, en toute honnêteté, j’aurais facilement pu être encore plus dur avec eux. (Rires.)”

L’enregistrement de Simple Songs a pris presque six ans. Si les multiples casquettes de producteur, technicien et arrangeur ont beaucoup accaparé O’Rourke pendant cette période, avec de nombreux projets en cours, ralentissant de fait le rythme de conception du disque (“J’étais tout de même parfois content de ne plus avoir à écouter ces chansons”, nuance-t-il), c’est bien l’insatisfaction chronique et éternelle du bonhomme qui est la cause première de cette (trop) longue gestation. “J’ai besoin de temps. Tout doit être bien fait, sinon ça ne sert à rien. J’ai dû enregistrer cet album au moins dix fois”, explique Jim, qui s’empresse d’ajouter : “Mais il ne faut surtout pas croire que je suis un control freak ou un perfectionniste, hein. Il y a des tas d’erreurs qui traînent encore dans le résultat final.” Comment savoir s’arrêter quand on a passé déjà tant de temps sur une œuvre ? “Il y a toujours un moment où je me dis que ça suffit. Quand les titres roulent comme ils doivent rouler et que tout se tient plus ou moins bien, c’est le signe qu’il est temps d’en finir et de peaufiner du mieux qu’on peut jusqu’à en avoir vraiment marre.” Ce qui n’empêche pas le musicien maniaque d’avouer qu’une partie de lui pourrait tout réenregistrer aujourd’hui si elle le pouvait. “Face à mon travail, je ne suis que regrets…” Aussi adepte de l’autocritique soit-il, c’est pourtant avec une tendresse non feinte que Jim O’Rourke évoque la réalisation de Simple Songs avec l’aide de ses musiciens. “C’est si facile de travailler avec eux. Le temps allant, on a développé un vocabulaire très simple entre nous. Parfois, il suffisait que je dise : « Non, sur cette mesure, faites quelque chose à la Albert Marcœur ! », et ils comprenaient tout de suite où je voulais en venir. On a pu se construire des références communes malgré nos différences de cultures et de générations. On est par exemple tous très fans de Genesis période Peter Gabriel au début des années 70.”

FRANK ZAPPA

Avec ses guitares électriques léchées et ses grands pianos, on imaginerait d’ailleurs facilement Simple Songs sortir tout droit du début des seventies. Quand on l’interroge sur l’importance de cette période dans sa musique, la réponse est catégorique : “Je ne peux pas y échapper. Je suis plus proche de mes cinquante ans que de mes quarante, un âge où mon ADN musical est fixé pour de bon. Je sais parfaitement ce que j’aime, ça constitue mon identité. Et je ne peux pas me débarrasser des années 70.” On pense effectivement à toute une lignée d’artistes de cette époque en écoutant ces huit Simple Songs. De Steely Dan à Cat Stevens en passant par Todd Rundgren, elles prennent des allures de savant pot-pourri qui manipule avec grâce et malice les clichés pop. “Évidemment, il y a toujours un aspect commentaire sur l’histoire de la pop music dans ce que je fais, mais je ne base pas mes morceaux là-dessus. Je ne suis pas ironique. J’utilise ces recettes parce que je crois en elles – elles ont toujours fonctionné sur moi. Il y a bien une raison pour que tant d’albums finissent avec des codas comme celle d’All Your Love. (Sourire.)”

Né en 1969, Jim O’Rourke admet ne s’être jamais défait de ses premiers émois musicaux. Il évoque même avec fougue un certain âge d’or. “J’ai grandi avec toute cette musique. Je ne connais rien d’autre. On me demande parfois comment j’ai pu découvrir quelqu’un comme Frank Zappa quand j’étais gamin. Tout simplement parce qu’il était connu et passait à la radio ! On trouvait ses albums chez n’importe quel disquaire. Les groupes que j’adore étaient partout à l’époque.” Passéiste, Jim ? Disons qu’il ne tient pas notre époque en haute estime. Ainsi, quand on s’enquiert de la notion de simplicité revendiquée dans l’intitulé de son LP, il s’enflamme : “Ce sont réellement des chansons assez simples. Certes, elles comportent plusieurs parties, il y a des variations, mais la musique, ce n’était que ça avant ! Je crois qu’il est impossible aujourd’hui de trouver un groupe capable de jouer correctement les morceaux de 10cc – que j’adore. Il fallait savoir jouer à l’époque…” Notre artiste plein d’expérience assume pleinement ses tendances bougonnes et son décalage. “Passé 1982, la pop devient un mystère pour moi. Et ça l’est encore aujourd’hui. Tu sais, j’ai déjà croisé plusieurs fois le nom de Taylor Swift, mais je n’ai aucune idée de ce à quoi sa musique ressemble.”

Une expression revient plusieurs fois dans sa bouche : “Le monde a changé.” On ne trouve plus d’artistes aussi novateurs que Zappa dans les bacs. Les gens écoutent des MP3 de qualité médiocre sur des enceintes d’ordinateur. Il lance : “Aujourd’hui, tu ne peux plus contrôler le contexte dans lequel quelqu’un écoutera tes œuvres. C’est triste, mais c’est ainsi.” Simple Songs a aussi le goût de ces regrets. Un disque hors du temps, à la ramasse, qui porte en étendard son anachronisme ronchon, pointilleux et atypique. Paradoxalement, Jim O’Rourke est loin de partager ce sentiment nostalgique vis-à-vis de ses propres efforts. Parlez-lui de ses anciennes pépites pop et vous ne récolterez en retour qu’un soupir. “Très honnêtement, ces disques n’ont plus aucune importance pour moi. Ils sont si vieux.” On évoque alors pour le titiller certaines captations de concerts où on le voit pourtant revisiter avec talent ses classiques comme Women Of The World ou There’s Hell In Hello But More In Goodbye.

“C’est parce que mon groupe insiste”, se défend-il en rigolant. Son timbre s’assombrit quand il ajoute dans la foulée : “En vérité, je donne ce genre de concerts pour avoir un peu d’argent. Si je le pouvais, je ne ferais plus jamais un seul concert de ma vie. Mais il faut que mes musiciens soient payés pour que nous puissions continuer à avancer. Si les gens sont contents d’entendre ces vieux trucs, tant mieux, ça paie nos factures. Mais je n’ai vraiment aucun plaisir à jouer ces morceaux. Je ne les aime plus, et les retrouver en live n’y change rien. Je préfèrerais travailler sur de la matière neuve.” Vous l’aurez deviné, pas de tournée au programme pour défendre Simple Songs. Jim O’Rourke n’a pas quitté le Japon depuis neuf ans et n’a aucune intention de passer des mois sur la route à rejouer une musique déjà terminée. Au fond, même en parler a posteriori lui semble bien dérisoire. “Quand c’est fini, je passe à autre chose. Cet album a été terminé il y a presque un an, et je n’ai plus envie de m’attarder dessus.” Comme toujours, O’Rourke préfère rester caché, le dos tourné au public, comme sur la pochette de Simple Songs. D’ailleurs, est-ce bien lui sur cette photo ? “Je ne peux pas tout révéler, ce serait de la triche. (Sourire.) Tout ce que je peux dire, c’est que le pull-over est bien le mien. Ça fait trente ans que je le mets !” Insaisissable, jusqu’au bout.

Un autre long format ?