La “déclaration esthétique” de Tunng

Après avoir pris la tête de la folktronica pendant plus de 15 ans, Tunng revient transmuté avec Songs You Make at Night. Le groupe britannique n’a jamais été aussi léger, entraînant, actuel.

Qui aurait cru, il y a quelques années encore, chantonner du Tunng dès la première écoute, voire opiner du chef sur un de leurs singles ? Jusqu’à présent, leurs belles mélodies n’étaient pas un modèle d’évidence pop, et leurs rythmes sollicitaient souvent plus la cervelle que les hanches. Dès son premier single, Tale From Black (2003), le groupe anglais fut estampillée folktronica, genre du début des années 2000 qui combine des éléments folk aux productions électroniques, des sons organiques à ceux de synthèses. Un mouvement certes passionnant, intrigant, et en son temps pertinent, mais rarement habité d’une ambition pop.

C’est pourtant ce qui ressort aujourd’hui de leur dernier disque : Tunng, après avoir raffiné son style, le transcende pour en proposer une synthèse plus ouverte et catchy.  On a voulu capturer ce qui était bon chez nous, ce pour quoi nous étions forts, raconte aujourd’hui Mike Lindsay, chanteur, âme électronique de Tunng et producteur prisé outre-Manche.

Les textes sont inspirés par des idées que nous pouvions avoir au début de Tunng, détaille quant à lui Sam Genders, songwriter à lunette qui incarne le versant folk du projet, revenu dans la formation après une échappée de plus de dix ans en solo, et une collaboration en 2016 avec son vieil acolyte Mike Lindsay, dans le projet Throws. On est revenu à l’état d’esprit de Good Arrows (2007), qui reste probablement l’album où l’alchimie était la plus forte entre nous tous.”A l’époque, on était tout le temps ensemble, en tournée, en studio, embraye Mike. J’ai l’impression qu’on a réussi à retrouver ça. C’était extraordinaire de bosser avec Sam. Je suis heureux (s’adressant à Sam, Ndlr) que tu sois de retour sous notre bannière. Il nous manquait quelque chose.” Avec le bidouilleur Phil Winter (sampler), Becky Jacobs (chant), Ashley Bates (chant) et Martin Smith (percussion), tous les musiciens ayant un jour joué dans la formation se sont réunis pour Songs You make at Night.

Nouvel instrumentarium

Le songwriting étrange de Sam, leurs habiles narrations d’histoires à facettes, leur univers nocturne et, dans quelques détails, pastoral, la pertinence du toucher électronique de Mike : on retrouve les points forts de Tunng, délestés de ces quelques malheureuses expérimentations sonores, qui parfois laissaient sur sa faim. Ce disque porte en lui tous les aspects dont j’étais amoureux chez Tunng, sans pour autant sonner d’époque”, insiste Mike. Le compromis entre exigence stylistique et ouverture grand public, prophétisé avec la pop song pur jus Bullets (Good Arrows, 2007), semble avoir été le mètre étalon de leur dernier ouvrage.

Une de mes chansons préférées de l’album, c’est ABOP. D’un point de vue textuel, c’est un mélange intéressant de folk païenne, d’histoire du quotidien, basé sur une partie de guitare folk avec du delay, décrit Sam. On en a fait une chanson pop, tout simplement. ” Ce morceau offre à notre oreille tout le détail de l’instrumentarium du Tunng nouveau. ”Un moog modulaire Mother 32, un pad Roland SPD-20, une boîte à rythme Elektron Machinedrum UW  de 2005, un Fender Rhodes et une guitare acoustique aux cordes en nylon, énumère Mike Lindsay. Mettre en avant ces sons de synthèses, “c’est clairement une déclaration esthétique. J’aime ce synthé… le moog. C’est actuel, mais il ne faut pas oublier que c’est vieux, qu’il a été créé en 1968.” Un peu comme la pop. “Un peu comme nous”, rigole Beckie.

“Le Zeitgeist a soufflé à ce moment-là”

Il importe de bien situer le chemin parcouru par Tunng, et la chance qui fut la leur. Car au début des années 2000, l’electronica anglaise cherche un nouveau souffle. La folk, alors en pleine réhabilitation, y contribura. “Le Zeitgeist, l’esprit de l’époque, a clairement soufflé à ce moment-là, c’est vrai, se souvient Mike, dont les mèches grises jurent avec ses yeux joueurs d’enfant. On ne savait même pas que d’autres groupes faisaient ce genre de sons à l’époque.” Four Tet, The Books ou Adem, les vrais pionniers du genre, les ont précédés de peu. En 2003, le Green Man festival se lance et devient une tribune pour tout ce que la Grande-Bretagne compte de folkeux et d’affiliés. Trois ans plus tard, le documentaire de la BBC4 Folk Britannia relate l’histoire du revival folk britannique qui suivit la Seconde Guerre mondiale. Les planètes étaient alignées. “Et on est arrivés là-dedans. Sur Mother’s Daughter and Other Songs, notre musique était clairement un mélange d’electronica et de folk pastorale païenne. Et pourtant, quand on a commencé, on n’avait pas conscience de ce qui se passait. Le tag en lui-même n’existait pas…”  Le terme, folktronica, est pourtant taillé à leur mesure, tant il semble autant décrire leur musique, que le lien unique qui rapproche Sam Genders et Mike Lindsay, les deux cofondateurs.

La trajectoire du groupe est in fine à lire comme un long raffinement. Car c’est en peaufinant ce style, que le groupe a découvert sa propre pop. Good Arrows (2007) marque un avant et un après. Depuis, les morceaux folk au premier degré, comme Spoons, sont relégués au second plan. Une inflexion probablement à imputer au départ de Sam Genders. Ils ont aussi laissé derrière eux leurs pures expérimentations électroniques (Soup), car à ce jeu-là, ils n’étaient pas les meilleurs. En 2010, And Then We saw Land signale un entrain nouveau et un rapprochement indie pop inédit. Si Turbines (2013) confirme la nouvelle direction, c’est bien Songs You Make At Night, cette année, qui marque le dépassement par le haut de l’esthétique folktronica au profit de la pop façon Tunng. Au risque de la normalisation ? “On n’a jamais été aussi bizarre !”, se soulève Mike.Ce qui est intéressant, propose plutôt Sam, c’est que si on fait écouter ce disque à quelqu’un qui ne connaît pas notre histoire, il ne se dira jamais qu’on est un groupe de folk, d’electronica ou même de folktronica.” Plutôt de pop, tout simplement.

Benjamin Pietrapiana