Gaz Coombes, l’ex-rocker chanteur de Supergrass, a sorti son troisième album solo, World’s Strongest Man, où il décrit la chute du mâle alpha, se confie sur ses problèmes personnels et prend pour la première fois position politiquement contre «ces psychos d’extrême droite». Galvanisé par le succès de son deuxième album Matador (2015), le musicien d’Oxford prouve qu’il est son propre leader et qu’il peut s’en sortir sans le soutien d’un groupe.

 

Avez-vous ressenti une pression supplémentaire en enregistrant cet album ? Vous avez été nominé au Mercury Prize avec le précédent, Matador.

La pression m’est familière. Elle vient de mon envie de faire un meilleur album à chaque fois. C’est le propre d’un artiste je crois. J’enregistre toujours un album en réaction au précédent. Pour celui-ci, j’avais envie d’emmener Matador encore plus loin, à l’image du titre The English Ruse (extrait de son deuxième album, ndlr) qui avait une structure un peu spéciale et qui tout à coup vous emmenait ailleurs quand vous l’écoutiez. C’était mon point de départ. Le succès de Matador m’a donné confiance. J’ai suivi mon instinct et ça a payé. Je me suis retrouvé dans cet état d’esprit positif avant d’entamer l’enregistrement de World’s Strongest Man.

Avez-vous changé votre manière de travailler ?

Pas vraiment. Je l’ai enregistré chez moi, comme les deux précédents. Il y a des instruments du salon jusque dans la cuisine, parce que ça fait partie de ma vie, de mon quotidien. Mes filles de 9 et 14 ans participent. Elles aiment faire de la batterie et de temps en temps, elles s’essaient au micro. J’essaie de ne pas trop les brimer même si elles me coupent dans mon élan (rires) ! Je me sens plus libre de travailler chez moi. J’ai tout sous la main et je n’ai pas à attendre pour mettre en œuvre mes idées. C’est ma façon de faire de la musique : un long processus d’improvisation, un peu comme un peintre qui ferait évoluer une toile pendant une période donnée. Je me laisse gagner par la vie et les choses qui se passent autour de moi, en essayant de cueillir ces quelques moments d’amour ou de frustration, et c’est comme ça que j’écris mes chansons.

Vous revenez à vos premières amours en faisant la part belle aux bonnes vieilles guitares électriques qui font partie de l’héritage de Supergrass. Pourtant vous l’aviez délaissé au moment d’entamer votre carrière solo. Pourquoi ? Qu’est-ce qui vous paralysait ?

Rien de tel. Simplement, je devais m’éloigner de ce que j’avais fait avant pour construire quelque chose de nouveau. Nous connaissons tous différentes versions de nous-mêmes à travers notre vie, et vous ne pouvez pas avoir les mêmes perspectives ni la même approche tout au long de celle-ci. C’est comme ça qu’on évolue. Donc c’était vraiment important pour moi de m’éloigner de mon ancien moi, et peut-être, c’est vrai, de supprimer des choses dont j’avais déjà fait l’expérience pendant plusieurs années en tant que leader d’un groupe à guitares. Je devais me débarrasser en quelque sorte de ce passé pour repenser les choses et créer de la musique autrement, avec d’autres instruments complètement dingues. C’était très amusant d’entamer cette nouvelle exploration.

Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’y revenir et de convoquer votre héritage ?

Je ne sais pas trop. C’était une décision spontanée et instinctive, presque viscérale. Je n’avais rien prévu mais je suis tombé sur un petit ampli 3W qu’on vendait dans les années 70 dans les grands magasins. C’était un ampli bon marché, une mauvaise contrefaçon. Quand j’ai branché l’une de mes guitares dessus et que j’ai commencé à en jouer, j’ai obtenu un son très étonnant, vraiment très cool. Parfois, c’est tout ce qu’il me faut pour décider de creuser une idée. Ça a fonctionné pour cet album.

Comment votre songwriting a-t-il évolué depuis la séparation de Supergrass il y a huit ans ?

C’est différent, parce que je ne fais plus partie d’un groupe… surtout qu’on avait l’habitude de composer tous ensemble. J’aborde l’écriture d’une manière différente. Je pars d’une boucle, puis j’improvise au piano et ça peut durer des heures comme ça, parce que j’adore ça. J’aime prendre le temps d’aller au fond des choses, même si c’est de la merde et souvent quelque chose de beau peut en sortir. Par contre, ça peut vite ennuyer tout le monde quand vous êtes en studio à plusieurs et que vous formez un groupe tous ensemble, et vous ne vous autorisez plus à faire ce travail ! Je l’ai très bien vécu pendant des années, mais je suis content d’avoir gagné cette liberté.

Comment réagissez-vous quand vous entendez que le rock à guitares est mort ?

Je ne le pense pas ! C’est juste une histoire de cycles, comme dans la mode. Récemment je suis resté béat d’admiration devant ce groupe qui vient d’Angleterre, Shame. C’est honnête, pas prétentieux, ce n’est pas non plus qu’une histoire d’image et de style. Ils sont cool, ils jouent de la guitare, ils font du rock, ils ont une bonne attitude, je les trouve incroyables. On voit beaucoup de jeunes groupes se tourner vers l’électro. Ils utilisent des pads, des synthés et des ordinateurs portables. C’est le truc du moment je crois, mais ça va ça vient.

Jusqu’où êtes-vous allé dans l’exploration ? Je crois savoir que ça fait partie de vos obsessions à chaque nouvel album.

Je crois que j’ai un seuil de tolérance zéro à la connerie (sourire). Je suis du genre très pointilleux. C’est dur à expliquer, mais chaque fois que je crée quelque chose, il faut que ce soit vraiment incroyable et différent de ce que j’ai fait auparavant. C’est comme ça que j’arrive à conserver le plaisir et l’excitation de faire de la musique. Ça ne m’intéresse pas beaucoup de trouver des points de comparaison avec des anciens titres que j’aurais écrit. J’ai la liberté de ne pas me répéter, contrairement aux groupes mainstream qui jouent dans les stades. Ce serait trop effrayant pour eux de changer la recette et faire quelque chose de radicalement nouveau. Ils sont nombreux à subir cette pression je pense. Alors que moi c’est ce qui m’excite le plus. World’s Strongest Man n’est pas totalement différent de Matador mais il est plus chaleureux dans la forme. Je me définis d’abord comme un ingénieur du son car je suis persuadé que chaque son a son importance.

A quoi ressemblaient vos premières démos pour cet album ?

Les chansons de l’album sont assez proches des démos d’origine. Il y a une chanson sur l’album qui s’appelle Slow Motion Life. Je l’avais enregistrée comme si je jouais avec un full band mais ça ne marchait pas, alors j’ai tout retiré pour terminer avec un piano-voix. L’outro de la chanson est arrivée trois mois plus tard, parce que je trouvais qu’il manquait quelque chose. Cette chanson a eu trois déguisements différents sur une période de cinq à six mois. Parfois c’est nécessaire et d’autres fois, la première version est la bonne. Vous ne savez jamais à quoi vous attendre.

Vous fuyez les gros studios d’enregistrement, parce que vous aimez être limité ?

Oui et non. J’aime l’idée d’enregistrer un album dans un grand studio mais je ne crois pas que ce soit adapté à la musique que je fais, parce que je compose et j’enregistre simultanément. Ce serait beaucoup trop cher ! Mais oui j’ai toujours aimé être limité, parce que ça vous pousse à vous dépasser. Et en même temps, c’est dangereux d’enregistrer chez soi, parce que vous pouvez devenir paresseux (sourire).

A la moitié de l’enregistrement de l’album, vous êtes parti en vacances. Pourquoi avez-vous ressenti le besoin de faire une pause ?

J’ai commencé à formuler quelques idées fin 2016 après la tournée de Matador qui a duré deux ans, mais je me suis vraiment concentré sur l’écriture et l’enregistrement l’année suivante, pendant environ dix mois. A mi-parcours, c’était assez intense et ça devenait écrasant, parce que j’avais beaucoup d’idées qui me venaient sous des angles très différents et j’étais complètement dépassé (rires). L’été est arrivé et j’ai trouvé que c’était le bon moment pour m’en extraire. J’ai fui Oxford, le studio, j’ai pris mes notes avec moi et je suis parti en vacances en famille avec ma femme et mes deux filles. On est allée en Angleterre et puis en France, près de la Rochelle. J’ai essayé de débrancher mais de nouvelles idées ont germé sous le soleil. J’ai lu ce très bon livre de Grayson Perry, The Descent of Man (ndlr., un essai sur la masculinité obligée) et ça m’a emmené ailleurs.

Vous décrivez la chute du mâle alpha, et osez aussi parler de votre santé mentale et de la perte de votre mère. Une approche introspective adoptée sur l’album Matador, mais encore plus personnelle sur World’s Strongest Man. Qu’est-ce qui a changé ?

Ce n’est plus un problème culturel et c’est une bonne chose. Maintenant, les célébrités s’expriment publiquement sur leurs problèmes personnels, ce qui n’était pas vrai il y a dix ans. Je trouve important de dire : «J’ai vraiment l’impression d’être une merde» ou «Je ne suis pas heureux». Je suis quelqu’un de très anxieux et ça continue de m’affecter dans mon travail d’artiste. J’ai hésité à en parler dans mes chansons et je me suis demandé si j’allais trop loin, notamment sur Vanishing Act, où je raconte une crise de panique. Et puis je me suis dit : «Merde, soyons honnête». Je trouve ça bien d’avoir réussi à dépasser ça en faisant mon art. Quand j’ai trouvé le refrain, j’ai poussé un cri de soulagement, comme si j’avais enfin les idées claires. Ma femme et mon manager m’ont soutenu dans cette entreprise. Ça m’a rassuré. J’ai aussi pensé aux albums que j’aimais, les premiers albums de Lennon où il saignait littéralement. Neil Young fait ça très bien aussi. Je trouvais ça très sain. J’avais envie d’explorer les différentes facettes de ma personnalité. Mais cet album n’est pas seulement introspectif. C’est un mélange.

Que reste-t-il du gamin de 19 ans qui a composé Alright, tube extrait du premier album de Supergrass (I Should Coco, 1995) ?

Tout pour la plupart. Je suis toujours le même… Hum peut-être plus cynique (rires). Non je plaisante. Ma vie a changé, je suis un père, un mari, un artiste, et la musique que je veux faire aujourd’hui est probablement différente d’auparavant. Mais je suis habité par la même énergie et le même enthousiasme que j’avais à 11 ans en découvrant pour la première fois Abbey Road des Beatles et Pet Sounds des Beach Boys. Et puis, j’ai toujours cette bête tapie en moi, c’est mon côté sombre. Je serais malheureux s’il n’était pas là. Je me bats tous les jours contre lui, comme si c’était mon Némésis pour la vie (sourire).

Propos recueillis par Alexandra Dumont
Photo : Julien Bourgeois

GAZ COOMBES World’s Strongest Man
Hot Fruit/Caroline International
Sorti le 4 mai 2018

 

Un autre long format ?