Avec Hung At Heart, The Growlers est l’invité de dernière minute dans notre classement des meilleurs albums de 2013. Une apparition pourtant évidente tant les Californiens s’y révèlent au sommet de leur art, déployant une pop psychédélique ombrageuse et sans équivalent. Même s’ils dissimulent toujours leur talent insolent derrière des dégaines de bourlingueurs déconnectés de notre cirque moderne, les Growlers grandissent et s’affirment. Retour sur le parcours de ces surfeurs mélancoliques. [Article Boris Cuisinier].

C’est l’une de ces archives vidéo savoureuses dont YouTube a le secret. Nous sommes en 2006. Sur le plateau de Marty’s Corner, le talk-show d’une chaîne de télé locale de Los Angeles, quatre garçons débraillés mais pleins d’assurance font onduler le carton-pâte des murs du studio en interprétant une pop aux effluves surf étrangement sombres. C’est l’une des premières apparitions de The Growlers devant la caméra. Le groupe venu de Costa Mesa (Californie) ne ressemble alors que très peu à ce qu’il est aujourd’hui, mais Brooks Nielsen (chant) et Matt Taylor (guitare) sont déjà là, cabotins et rieurs, enchaînant des chansons encore bancales avec fougue. Si rien dans cette séquence n’est vraiment mémorable au-delà du cocasse de la situation, les gamins parviennent tout de même à produire de réels instants de grâce intrigante, comme au moment de la chanson Old 8 Legs, qu’ils jouent avec l’élégance d’artistes qui ont déjà roulé leur bosse. Brooks Nielsen se souvient aujourd’hui d’une époque où The Growlers n’était qu’une récréation : “L’aventure nous paraissait tellement éphémère que nous la vivions à fond, sans aucune arrière-pensée. La moindre interview venue, nous nous mettions à faire les cons – on se déguisait, on était ivres morts. Nous ne prenions pas au sérieux l’idée d’appartenir à un groupe parce que nous ne nous imaginions pas embrasser des carrières de musiciens avec cette petite poignée de chansons écrites à la va-vite par les gosses totalement inexpérimentés que nous étions.” La petite poignée se transforme rapidement en une pile conséquente de démos que The Growlers va rassembler sur un premier disque autoproduit, CD-R baptisé… Greatest sHits. “Nous avions choisi ce titre car nous n’avions aucune confiance en notre son. Nous étions persuadés que ces chansons pourries circuleraient juste entre nous et que personne d’autre ne voudrait les écouter. Par la suite, j’ai appris à ne plus me projeter ou anticiper les réactions des gens. Mon seul credo reste de jouer ce qui me plaît en partant du principe que si ça me branche, ça devrait brancher au moins une personne ou deux supplémentaires.”

Capharnaüm de sons mêlant des guitares qui évoluent entre les styles surf et country, des claviers sixties et des rythmiques cabossées, Greatest sHits représente aujourd’hui un trésor pour tous les fans de The Growlers. En plus d’y trouver de nombreuses esquisses de futures chansons emblématiques (Red Tide, Tijuana), la collection livre des pépites irradiantes et inédites comme Sunset Girl. La troupe s’étoffe quelque temps après avec notamment l’arrivée de Kyle Straka (clavier, guitare) et de Scott Montoya (basse puis batterie). Toujours dans la plus grande insouciance, The Growlers continue alors d’accumuler les démos enregistrées avec les moyens du bord et les distribue sous l’appellation Couples, une série de compilations qui connaîtra pas moins de huit volumes. L’engouement autour des Américains commence à se faire sentir localement et le label Everloving saisit l’opportunité pour les signer et éditer leur premier album officiel en 2009, Are You In Or Out?. Un déclic pour Brooks Nielsen et ses camarades : “Quand Everloving est venu nous proposer de faire un disque et de le défendre en tournée, nous avons compris que les choses devenaient sérieuses. Nous avons dû arrêter de travailler pour nous lancer là-dedans, avec de l’appréhension c’est vrai, mais ensuite tout s’est enchaîné très rapidement et nous avons épousé ce nouveau mode de vie, ses codes, ses obligations.” Malgré le coup de pression soudain, nos amis les Growlers mettent un point d’honneur à tout faire à leur manière, à ne rien précipiter. Ils vont ainsi se forger une image de néo-hippies branleurs tout droit sortis de l’Amérique romantique de Jack Kerouac. Dans leurs premiers clips (celui de People Don’t Change Blues en 2010 par exemple), ils mettent en scène leurs tournées, les paysages qui défilent, les concerts chaotiques, les aires d’autoroutes où ils font du skate et jouent avec leur chienne Jonesey, le tout à travers un filtre Super 8 égratigné qui souligne la mélancolie des mélodies et la précarité de cette vie fantasmée. Aucune pose chez The Growlers, qui bricole sa musique comme ses membres mènent leur vie, avec des moyens restreints, pour rester les seuls maîtres à bord. Ils achètent même un vieux bus scolaire afin de sillonner les États-Unis ainsi qu’un petit hangar à Costa Mesa pour se retrouver – à la manière des Français de La Femme avec leur sous-sol au Pré-Saint-Gervais qui leur a servi de camp de base joyeusement bordélique, ces derniers étant au passage les fans number one de The Growlers dans l’Hexagone. “J’ai toujours considéré The Growlers comme ma famille”, appuie Brooks. “Avoir un endroit où traîner ensemble, répéter et organiser des fiestas était indispensable. Ça nous a soudés d’investir ce lieu à notre image où nous entassions des vieux objets trouvés sur la route, des instruments, notre matériel d’enregistrement… Toute notre vie, finalement.”

BOB MARLEY
Une existence bohème qui s’incarne précisément dans la musique même, dont les contours s’affinent au fil du temps même si son identité propre reste difficile à définir. Certains évoquent une pop psychédélique influencée par les années 60 et The Doors, d’autres louent une musique surf, mais finalement personne n’arrive à employer les mots justes pour décrire ces ritournelles envoûtantes jouées avec une décontraction presque provocante pour tous les non-Californiens. L’expression “beach goth” surgit alors, reprise comme un étendard. Un concept pas si farfelu puisqu’il saisit parfaitement les deux dominantes du son The Growlers : la musique des plages californiennes et la mélancolie. Sur le LP Are You In Or Out?, des compositions comme Empty Bones et sa guitare reggae lugubre ou le mantra vaudou Acid Rain deviennent les symboles du beach goth. Quand on demande à Brooks Nielsen ce qu’il y a de si tragique dans sa vision de la Californie, il reste évasif, n’arrivant pas vraiment à prendre du recul sur sa musique, qui l’habite peut-être trop : “Le blues est un sentiment universel – que l’on soit pauvre ou riche, on peut l’éprouver. Ça a toujours été plus facile pour nous de faire quelque chose de sombre, c’est plus percutant. Nous aimons les accords mineurs, c’est dans notre nature de construire des chansons pareilles.” Mais le son beach goth ne serait rien sans la voix de Nielsen, d’une beauté craquelée souvent sidérante, liant essentiel à ces rengaines susurrées. “À vrai dire, je n’ai jamais appris à chanter, j’ai simplement écouté les autres et notamment Bob Marley qui m’a donné envie de commencer.” En 2010, The Growlers raboule et confirme avec Hot Tropics, un EP (dix titres quand même) dans la lignée du premier album, qui comporte son lot de tubes caractéristiques (Sea Lion Goth Blues, Graveyard’s Full, Camino Muerto). Viennent ensuite de nombreuses tournées qui les trimballent à travers tout le pays et assoient leur réputation. “Les tournées sont harassantes mais c’est aussi ce qui nous a fait progresser. Jouer avec des formations meilleures que la tienne est galvanisant, ça donne envie d’atteindre leur niveau. Ça nous a aussi permis de discuter, de se faire conseiller et de rencontrer des personnes inspirantes.” Ils vont même être conviés à Nashville (Tennessee) par… Dan Auerbach ! Tombé sous le charme de la musique des Californiens, le man de The Black Keys souhaite leur faire enregistrer un disque.


Mais ce qui aurait pu être la consécration pour The Growlers se transforme petit à petit en fiasco, la faute à une postproduction qui ne va pas plaire au groupe, peu à l’aise lorsqu’il s’agit de déléguer. À la fin de l’automne 2011, le projet est abandonné et voilà nos trublions de retour dans leur hangar favori pour enregistrer ce qui deviendra Hung At Heart (2013). “L’expérience avec Dan fut excellente”, tempère Nielsen. “C’était super d’enregistrer dans un studio professionnel, dommage que cela se soit mal terminé. Tout recommencer après cet épisode s’est avéré compliqué – ressortir notre vieux matos, nos vieilles bandes et se remettre au travail à l’ancienne… D’autant que nous étions arrivés à Nashville avec près de soixante-dix ébauches de chansons. Mais toutes ces emmerdes me rendent aujourd’hui encore plus fier de Hung At Heart. J’aime beaucoup l’ambiance à la fois détendue et romantique qui s’en dégage.” Près de trois ans se sont donc écoulés entre la sortie de Hot Tropics et celle de Hung At Heart. Sans une réputation d’enfer forgée au gré des milliers de kilomètres avalés en tournée, The Growlers aurait pu sombrer dans l’oubli. Heureusement, entre-temps, grâce à cet activisme scénique, l’attente s’est muée en excitation. Quelques mois avant la sortie de Hung At Heart, le label Burger Records organise ainsi une soirée dédiée à The Growlers, la Beach Goth Party. L’esthétique sonore du groupe fait aussi florès en Californie au travers de formations comme Allah-Las et Blackfeet Braves (rebaptisée Mystic Braves) qui tentent de surfer sur la vague. Mais la première apparaît comme une version trop calibrée et sans âme de nos maîtres précoces quand la seconde sonne comme des bons élèves fascinés. “Oui, c’est marrant, les membres de Blackfeet Braves sont des vieux fans, je me rappelle d’eux comme des gamins qui squattaient tous nos concerts.” Aujourd’hui, Brooks et ses copains paraissent plus sereins et impliqués que jamais. Sur Hung At Heart, une nouvelle simplicité pop se dégage au détriment des ambiances flageolantes des premiers enregistrements. L’EP Not. Psych! sorti en novembre dernier confirme la tendance mais n’atténue en rien la magie noire d’antan, bien au contraire. Les textes parlent désormais d’engagement et de maturité. “À croire que nous nous sommes enfin résolus à grandir”, plaisante le chanteur. “En réalité, j’ai toujours essayé d’écrire comme si j’étais un vieux bonhomme. C’est compliqué pour moi d’adopter le point de vue du jeune chien fou, de faire preuve d’une insouciance adolescente. Spontanément, je pense ma musique au travers d’une certaine sagesse. Nos morceaux ont souvent été imprégnés de cette humeur, et si aujourd’hui ça s’entend de façon plus évidente, c’est peut-être parce que nous sommes plus à l’aise avec cela. Nous osons nous mettre à nu.” De la sagesse, il en faut énormément pour dépeindre une Californie aussi mystique. Et c’est aussi ce recul qui a rendu le ramassis de canailles aussi effrontées que douées du Marty’s Corner si attachant, car toujours droit dans ses bottes et ne devant sa réputation qu’à lui-même.

Un autre long format ?