Bradford Cox. Une silhouette reconnaissable entre toutes, une voix d’ange dérangée par la douleur, un talent sans faille. Au fil d’une discographie devenue de plus en plus consistante à force de triturer la pop et le rock avec autant d’âme que de violence, le jeune homme timide est devenu une personnalité passionnante de la pop moderne. À l’aune du nouvel album rugueux de Deerhunter, Monomania, qui place définitivement son groupe à l’écart du tout-venant musical, entre avant-gardisme et sensibilité accrocheuse, on se penche sur la personnalité de ce drôle de bonhomme, hors normes. [Article et interview Victor Thimonier].

C’est un génie, et comme tous les génies, Bradford Cox est un sacré casse-couilles. Pas tant parce qu’il est difficilement accessible et que l’avoir au téléphone depuis sa maison d’Atlanta (Géorgie) relève du parcours du combattant. La popularité grandissante a poussé l’Américain à prendre ses distances avec un cirque promotionnel vannant qui réclame toujours plus de matière à ses plus fascinants acteurs, et on le comprend. Une fois au bout du fil, c’est même un interlocuteur délicieux qui écoute, rit, s’excuse et remercie d’une voix douce. Mais dès lors qu’on essaie d’accrocher un peu de fond, c’est une vraie anguille. On le sait bavard et capable de déblatérer sur des sujets quelconques, comme lors de cette interview publiée au mois d’avril sur le site américain BuzzFeed, où, lancé fortuitement sur le cas The Smiths, il se met à fusiller Morrissey à grands coups de saillies très drôles, au détriment de l’entretien qui tombe à plat – il déclara ensuite au site Pitchfork qu’il jouait la comédie ce jour-là, ce qui est devenu son leitmotiv. Bradford Cox pourrait discuter de n’importe quoi, sauf de ce qui compte. Pendant notre entretien téléphonique, ses réponses sont souvent laconiques. On l’invite à nous donner des éclairages auxquels il se dérobe l’instant d’après, réfutant les questions trop précises ou personnelles. Le leader de Deerhunter n’aime plus parler de son art et encore moins de lui. Il faut préciser qu’on le cueille au réveil… à quatre heures de l’après-midi. L’interview est donc moins alerte et haute en couleur qu’on aurait pu l’imaginer. Ses réflexes de défense sont encore engourdis et enfiler au saut du lit le costume du personnage qu’il joue depuis quelque temps face aux médias lui est plus difficile. Pas de comédie au “petit matin” ? Pas plus mal peut-être.

Pour aller dans son sens, reconnaissons que se développe aujourd’hui une tendance à la suranalyse et à la psychologisation, dans tous les domaines, et en musique aussi. La moindre chanson doit être le produit ultime du cerveau d’un artiste, le reflet de ses contradictions intimes, de ses complexes, de ses malheurs les plus tordus et de ses joies les plus élémentaires. Pour ne rien arranger, on parle ici de l’un des songwriters les plus expressifs et émouvants apparus ces dernières années. Sur son groupe, sa signature est indélébile : Bradford Cox est Deerhunter. Comme Girls s’est désintégré à la seconde même où Christopher Owens a annoncé son départ, Deerhunter sans Bradford n’existerait pas plus de deux minutes. Certes, il n’est pas le seul compositeur de la bande. Lockett Pundt (guitare, chant) tire même remarquablement son épingle du jeu en signant avec discrétion quelques-uns des titres les plus mémorables de Deerhunter : Agoraphobia sur Microcastle (2008), Desire Lines sur Halcyon Digest (2010) et The Missing sur Monomania (2013). Sur les premiers essais de la formation d’Atlanta, l’effort d’écriture est d’ailleurs souvent collectif et on parie que les décisions esthétiques sont validées par tous. Moses Archuleta, le batteur, a également signé Circulation, un extrait du EP Rainwater Cassette Exchange (2009). Mais quelle que soit la répartition des tâches, Bradford Cox appose fatalement sa griffe. Sur Halcyon Digest, par exemple, alors même que Lockett Pundt se démène et signe la chanson la plus marquante du disque (Desire Lines, donc), les ambiances apaisées de l’œuvre rappellent instantanément Atlas Sound (le projet solo de Bradford Cox) et le dernier morceau, He Would Have Laughed, est composé et enregistré seul par Bradford dans un studio de sa ville d’enfance, Marietta (Géorgie), en mémoire de son ami défunt Jay Reatard.

Le grand dadais tout maigre est donc taillé pour la glose, a fortiori avec ce bagage personnel pesant, cette maladie génétique dont il est atteint. Un syndrome qui fit passer à l’adolescent Bradford Cox des mois entiers sur un lit d’hôpital, subissant opération sur opération, au point de développer une addiction à un analgésique, l’hydrocodone – une crasse de plus qui augmenta la durée de son calvaire de quelques mois. La tare génétique le fait même ressembler à un authentique freak. On connaît sa silhouette, rachitique et interminable. On reconnaîtrait entre mille ses mains et ces longs doigts arachnéens. On se rappelle aussi de la pochette de Logos (2009), le deuxième LP d’Atlas Sound, où il exhibe sans concession son torse creusé, un halo lumineux effaçant son visage. On pourrait d’ailleurs chercher dans cette image une symbolique poignante, mais gare ! Si nous avions le malheur de lui en parler au téléphone, nul doute qu’il nous enverrait bouler. “Je suis probablement responsable de plus de clics sur la page Wikipédia du syndrome de Marfan que n’importe qui d’autre dans l’histoire”, déclarait-il en 2009 au site Gay.net (en passant, beaucoup d’encre a aussi coulé sur son orientation – voire son absence d’orientation – sexuelle). “J’aimerais qu’on le mentionne un peu moins à mon sujet. Joey Ramone avait la même maladie, on n’en a jamais fait un fromage.” Pour autant, le voilà qui déclare il y a quelques semaines à Pitchfork : “Je ne croise pas beaucoup de personnes laides dans le milieu de l’indie rock. Je me sens super fier d’être hideux.” Ainsi va le petit jeu auquel joue Bradford Cox à l’heure du cinquième album (en considérant Weird Era Cont. comme le disque bonus de Microcastle) de Deerhunter : un trublion qui se plaît à déjouer et dynamiter tout semblant de discours le concernant, roi de la contradiction, pour le plaisir de la réaction. Gentil punk d’un nouveau genre, simplement voué à “distraire les gens”, adepte des poses joyeusement improvisées et victime consentante de craquages magnifiques, capable de se grimer sur scène en un Joey Ramone plus vrai que nature avec ses grands amis de Black Lips ou de reprendre My Sharona de The Knack pendant près d’une heure, histoire de rigoler un bon coup.

À ses débuts avec Deerhunter, Bradford ne jouait pas la comédie. Un groupe fondé en 2001 à Atlanta par des rejetons de la classe moyenne et conservatrice de l’Amérique profonde, les pères de Bradford Cox et de son ami d’enfance Lockett Pundt étant tous deux des Républicains convaincus : difficile de ne pas voir dans la fascination de Deerhunter pour le bruit et les musiques hypnotiques un exutoire aux frustrations nées d’une vie ardue et/ou cafardeuse. On se souvient de l’inaugural Turn It Up Faggot (2005), enregistré quelques mois après le décès du bassiste Justin Bosworth des suites d’un accident de skateboard. Assez inécoutable du fait de ses déflagrations bruitistes intempestives qui tuent les mélodies dans l’œuf, ce premier effort âpre et chaotique suinte la négativité. Sur scène, Bradford, travesti et parfois recouvert de faux sang, installe le malaise. Cryptograms (2007), premier pas vers l’épanouissement artistique et la reconnaissance critique, est aussi enregistré dans la douleur (voir notre interview avec le producteur Nicolas Vernhes), Deerhunter frôlant même le split à ce moment-là. Impossible de nier que Bradford Cox est alors en proie à ses démons. Sur Cryptograms, un titre comme Hazel St. fait directement allusion à sa convalescence douloureuse après les opérations subies à l’adolescence, et les deux compositions phares (Dr. Glass et la chanson éponyme) du maxi qui suit (Fluorescent Grey EP, 2007) sont directement inspirées par les crises de panique de leur auteur. Alors qu’il devient la coqueluche d’une nouvelle scène indépendante américaine, le bon Brad’ livre des interviews très personnelles où il se confie allègrement et décortique ses disques. Dans une volonté de transparence vis-à-vis des fans, et au diapason d’un monde qui n’en finit plus d’être connecté de partout, il crée un blog (deerhuntertheband.blogspot.fr) où il détaille sa vie et ses créations quasiment au jour le jour, tout en promouvant Atlas Sound, Lotus Plaza (alias solo de Lockett Pundt) ou Ghetto Cross (projet récréatif que Bradford mène avec Cole Alexander de Black Lips).

Le premier album d’Atlas Sound, Let The Blind Lead Those Who Can See But Cannot Feel (2008), largement introspectif, confirme que Bradford Cox envisage alors sa musique comme un baume pour l’ego, avant tout. C’est à partir des enregistrements suivants que son écriture – dont l’équilibre entre exigence expérimentale troublante et instinct pop saisissant est rarement mis à mal – se détache petit à petit d’un vécu douloureux pour se tourner vers l’expression de sentiments universels. Mais la grille de lecture hyper intimiste s’appliquera désormais à cette musique, inéluctablement. Le diptyque Microcastle /Weird Era Cont. (2008) de Deerhunter et Logos (2009) d’Atlas Sound étalent les progrès exponentiels du songwriter (mention spéciale au chef-d’œuvre Nothing Ever Happened sur Microcastle, peut-être le meilleur single à guitares des années 2000). Les compositions prennent définitivement le pas sur l’histoire personnelle tout en conservant une dimension affective immense. Le quatrième LP de Deerhunter, Halcyon Digest (2010), confirme la tendance au point de faire figure d’aboutissement grâce à la mise en son lumineuse de Ben H. Allen (Gnarls Barkley, Animal Collective) et la perfection de chansons qui envoient nos amis tutoyer les étoiles. Une réussite esthétique, critique et commerciale. Le troisième album d’Atlas Sound, Parallax (2011), prolonge la superbe, mais tandis que l’artiste fuit de plus en plus les interviews, les élucubrations inévitables autour de sa personne tendent toujours à brouiller la réception d’une musique qui n’aspire plus qu’à l’universel. Alors, Bradford Cox prend le contre-pied. Monomania déboule sous ses dehors rugueux qui fleurent bon le retour aux sources et bouleversent l’harmonie qui commençait à s’installer. Pourtant, au détour des guitares rêches, les thèmes chroniques de l’ex-hypersensible resurgissent – la quête d’identité sur Punk (La Vie Antérieure) ou les meurtrissures de l’existence sur T.H.M.. Alors, Bradford Cox aurait-il l’instinct triste ? On a déjà trop glosé, laissons-lui la parole maintenant.

Comment te sens-tu à la sortie d’un nouvel album ?
Bradford Cox : Tout roule normalement, j’agis comme d’habitude. On s’entraîne à jouer les chansons en live en ce moment. Je ne me sens pas nerveux pour un sou. En fait, je ne ressens plus d’anxiété par rapport à la musique – rien qui ne s’ajoute à celle de ma vie, en tout cas.

Tu commences à avoir l’habitude ?
Un peu, mais je crois surtout que je me sens en confiance vis-à-vis de ce que je fais.

Tu veux dire que tu aimes tes albums ?
Je crois que je les aime bien, oui. Enfin, je ne les écoute pas trop. À force, on s’en lasse.

Monomania marque un retour aux racines de Deerhunter avec cette ambiance très rock’n’roll.
J’ai toujours perçu mes disques ainsi. Quand j’entends dire ce genre de trucs, je me gratte la tête et je reste circonspect, parce que pour moi, nous avons toujours fait la même chose ! Pour Monomania, j’ai simplement décidé de ne laisser personne interférer comme cela avait pu arriver par le passé. Auparavant, il y avait toujours quelqu’un pour se mêler de l’enregistrement et le rendre plus sombre qu’il n’aurait dû être, alors cette fois, j’ai décidé de dire non. Je n’ai autorisé aucune modification des paroles ou de la musique.

On a l’impression d’un disque enregistré très vite. Il sonne de manière plus urgente et sauvage que d’habitude.
Je ne sais pas… À chaque fois que je réalise un album, je veux exprimer un message clair qui correspond à mon état d’esprit du moment. Je ne sais pas forcément quel est ce message, ni s’il suit une logique quelconque, mais je le prends très au sérieux, comme s’il naissait d’une situation d’urgence.

Qu’est-ce qui te pousse vers ce genre de procédé ?
La même chose qui pousse le bébé vers le lait : l’instinct.

S’agit-il de la méthode du “flux de conscience” dont tu as souvent parlé ?
Oui, voilà. Ça veut juste dire que je fais ce que je veux, ce que je suis naturellement enclin à faire, ce à quoi je peux parvenir naturellement.

Sur Punk (La Vie Antérieure), tu évoques l’idée de se construire une identité à travers la musique. T’es-tu construit une identité via la musique ?

Dans cette chanson, j’associe surtout le punk à la jeunesse. Ou disons, à la vie passée.

Tu chantes à la première personne.
Je me réfère à mon expérience personnelle, mais, tu sais… (Silence.)

Oui ?
Non, rien.

Ce morceau fait-il directement référence à Baudelaire ?
Oui, j’ai toujours aimé les poètes symbolistes. Je leur trouve des connexions avec les punks. Depuis très longtemps, Les Fleurs Du Mal de Baudelaire et Une Saison En Enfer (ndlr. d’Arthur Rimbaud) m’accompagnent. Ces recueils traînent toujours dans ma chambre. De temps en temps, j’en ouvre un et je lis une page au hasard. Je fais ça depuis des années. En l’occurrence, je trouvais que le poème La Vie Antérieure disait la même chose que ma chanson.

C’est-à-dire ?
L’atmosphère est la même.

Assimilerais-tu ton écriture à de la poésie ?
Non.

Comment la définirais-tu ?
Chansons.

Je trouve qu’il y a quand même des éléments qui…
(Il coupe.) Tu sais, je ne fais pas de brouillons et je n’élabore rien de manière intentionnelle, j’ai donc énormément de mal à considérer ce que j’écris comme quelque chose d’élevé artistiquement. La poésie, c’est un art noble, un art supérieur. Moi, je ne fais que gueuler.

Il y a quand même des images qui frappent, des thèmes récurrents, une sorte de malaise existentiel qui s’exprime.
Si tu cherches à vendre mon travail, tu trouveras sûrement des trucs du genre qui entrent en résonance sur le plan émotionnel, mais c’est purement accidentel.

Je repense à la première phrase du disque : “Finding the fluorescence in the junk/By night illuminates the day”. Il y a une vraie force dans ces mots, qui paraissent évocateurs, notamment sur le point de vue que tu adoptes quand tu chantes.
Je ne voulais rien dire par là, je ne sais pas ce que ça signifie, c’est sorti tout seul. Je ne me positionne pas personnellement ici, je me représente plutôt une scène tribale, dans le style de Sa Majesté Des Mouches (ndlr. roman de William Golding publié en 1954 et adapté ensuite au cinéma) : des enfants élevés dans un dépotoir au milieu de l’océan.

On pourrait lier cette première phrase à ce que tu avais déclaré dans une interview il y a deux ans : “For the fuck-ups, I’ll always be there.” Comme si tu te positionnais parmi les laissés-pour-compte.
Oh, j’étais d’humeur sentimentale lorsque j’ai fait cette déclaration – je peux l’être encore cela dit… Je crois que je voulais surtout dire que j’étais là pour tout le monde, sans exception. Je suis un entertainer, telle est ma vocation.

Comment définirais-tu un entertainer ?
Quelqu’un dont le but ultime est de distraire les gens – qu’il y parvienne ou pas.

Voilà une humble façon de décrire ce que tu fais.
Ce serait surtout extrêmement prétentieux de penser que c’est plus que cela. Je ne considère pas l’art comme si différent d’une mécanique de bagnole. Ça rend service, voilà tout. C’est de l’interprétation de données.

Tu n’écris jamais pour ton contentement personnel ?
Comme je te l’ai dit, je ne me passe jamais mes disques.

Certes, mais quand tu composes, tu le fais seulement en ayant en tête de distraire les gens ?
Je n’y réfléchis pas vraiment. Je le fais, voilà tout. Et comme les gens semblent effectivement être divertis, on repart pour un tour.

Est-ce cela, la monomanie ?
La monomanie ne se réfère pas à quelque chose en particulier, c’est un tout. Je ne veux pas faire de déclarations à l’emporte-pièce.

JEAN GENET
Tu crées une forme bien particulière de divertissement, notamment par ton attitude sur scène. Tu as déjà porté des robes par exemple. L’année dernière, tu as repris My Sharona de The Knack pendant près d’une heure. Tu t’es déguisé en Joey Ramone aussi. Il y a quelques semaines, tu as quitté le plateau télé de Jimmy Fallon avant la fin du morceau. On en revient au punk ?
Je jouais la comédie, à chaque fois.

Que veux-tu dire ?
Une attitude punk peut faire peur (si c’est bien fait).

Tu définirais donc ton attitude sur scène comme de la comédie ?
Non. Enfin, oui, parfois. Mais je ne définis pas, je fais.

C’est intéressant cette histoire de comédie car on retrouve parfois sur Monomania une approche presque légère, sur Dream Captain par exemple.
C’est une chanson très sombre pourtant : les paroles font écho à Jean Genet, elles sont assez cruelles – affleure l’idée de se faire dominer par quelqu’un.

Tu t’occupes aussi de l’imagerie de Deerhunter. Peux-tu nous parler du travail graphique autour de Monomania ?
Oui, j’ai encore réalisé la pochette de ce nouvel album. J’ai souvent quelqu’un pour m’aider, mais je supervise toute la conception. J’ai l’impression que lorsque je laisse quelqu’un d’autre faire les choses, je n’obtiens jamais ce que je veux.

Quand as-tu débuté dans ce domaine ?
J’ai un peu étudié le design graphique quand j’étais jeune. J’en ai fait semi-professionnellement, ce fut l’un de mes premiers boulots (en plus de travailler dans des restaurants ou ce genre de trucs).

Pourquoi un tel univers pour Monomania, avec ces néons et ces étoffes à motifs ?
Oh, vraiment, je ne souhaite pas t’en parler. C’est fait pour être regardé, pas décrit.

Quoi que tu fasses, tu souhaites t’en tenir à une approche instinctive. Cela nous ramène au surréalisme.
Complètement. Je suis tombé tout petit sur un ouvrage qui parlait de surréalisme. C’est l’une des premières choses dont je suis tombé amoureux. Je considère le punk comme une extension du mouvement surréaliste. Quand j’étais gamin, le surréalisme et le punk étaient d’ailleurs les deux seules choses auxquelles je m’identifiais.

On a pourtant l’impression que tu vas au-delà dans ta musique, que tu cherches à aller plus loin, à y trouver le salut peut-être.
Non, c’est une interprétation trop sentimentale, vulnérable. Je fais des disques punk, point barre. Et je fais de l’art de manière naturelle. Le salut, je m’en fiche, je ne considère pas que cela fasse partie des choses terrestres.

Pourquoi avoir décidé de retravailler avec Nicolas Vernhes sur Monomania ?
On connaît très bien son studio. New York, c’est comme une seconde maison pour nous. J’aime beaucoup cette ville, je vais dans les musées, les librairies, etc. C’est un contexte inspirant.

Un lieu propice à la création ?
Peut-être… Je ne veux pas me défiler sur tous les sujets, mais encore une fois, il n’y avait pas vraiment de raison. Si nous sommes allés à New York, c’est parce qu’on s’est dit : “Pourquoi ne pas aller à New York ?” (Rires.) On le sentait bien, quoi ! Nous n’en avons même pas débattu entre nous. Pareil pour le fait d’engager Nicolas : il était disponible au bon moment. On aurait pu rester en Géorgie pour enregistrer, j’aurais pu le faire chez mon père, mais le son aurait été dégueulasse. Alors autant se rendre à New York. J’avais quand même une petite idée de ce que je voulais, hein, mais je m’en fichais un peu de l’endroit où on allait le faire.

Peux-tu me parler de ta position au sein du groupe ? Quel est ton rôle exact ?
Cinéaste.

Quel est l’apport créatif des autres membres ?
La musique parle d’elle-même. Lockett et moi sommes les songwriters, mais généralement, nous ne travaillons pas ensemble. Chacun compose dans son coin et montre ce qu’il a fait à l’autre. Lockett peut placer autant de morceaux qu’il veut, il n’y a pas de compétition entre nous, il est juste moins prolifique que moi. Il se réserve pour deux ou trois morceaux alors que j’écris beaucoup de mon côté en y mettant énormément d’énergie. Lockett est plus réfléchi, moins influencé par le surréalisme. Peut-être plus raffiné aussi. Il prête davantage attention aux détails.

Ce n’est pas ton cas ?
Non, je ne fais attention à rien moi, je fais juste ce qui me plaît ! Et les gens aiment ou pas. Tu sais, je suis devenu un rockeur, mais j’aurais très bien pu être cinéaste, horticulteur ou architecte d’intérieur.

Tu veux dire que tu aurais été un créateur, qu’importe ta fonction ?
Oui. Cela dit, je me vois bien faire une pause à un moment donné, arrêter de composer et ne plus penser à rien. D’une certaine manière, agir ainsi serait aussi un acte artistique. Contempler l’océan, la plage, les requins… Mon art relèverait alors plus de l’expérience intérieure que de la création pure. (Il répète le mot “expérience” plusieurs fois, très lentement.)

ARTISAN
Comment fais-tu la différence entre ton travail pour Deerhunter et celui pour Atlas Sound ?
Je sais sur quoi je travaille, il n’y a jamais de confusion.

Le processus est-il le même ?
Oui, dans les deux cas, je fais ce que je fais tout le temps : jouer de la musique. Je reste moi-même. Deerhunter et Atlas Sound, c’est la même personne, mais vue sous un jour différent peut-être.

Un aspect différent de ta personnalité ?
Peut-être, mais je n’y pense pas trop…

Tu n’aimes vraiment pas parler de ce que tu fais, hein.
Bah, c’est ton boulot, non ?

Bien sûr, mais c’est intéressant d’avoir ton point de vue.
Oh, tu le fais sûrement mieux que moi.

Ta musique en dit-elle long sur toi-même ?
Peut-être, mais tu sais, je ne suis pas très psychologue. Et puis je viens à peine de me réveiller. (Rires.)

Je ne te faisais pas un reproche.
Oui, je sais bien ! Mais, tu sais, les interviews ont parfois tendance à m’enivrer. Je peux m’emballer et me mettre à raconter n’importe quoi.

Te sens-tu piégé par cela, comme si on analysait trop ce que tu faisais ?
Je pense que je suis surreprésenté, beaucoup trop mis en avant dans les médias.

Tu voudrais être moins central dans l’appréciation que l’on fait de ta musique ?
Exactement. Je voudrais qu’on se focalise beaucoup plus sur la musique en elle-même, je ne veux pas qu’on m’accorde autant de crédit ou d’attention. Je voudrais juste être considéré comme un artisan.

On dirait presque que la musique que tu joues t’est étrangère, comme si ce n’était pas toi qui la faisais.
C’est tout à fait ça.

Tu te désolidarises donc de ta musique.
Je n’y pense pas, on en revient à l’instinct.

Et quand tu changes d’attitude au fil des années, c’est toujours l’instinct qui te guide ?
Ben oui. Parfois, je me lasse, alors je change, je teste quelque chose de neuf, je cherche l’exagération, j’invente une nouvelle esthétique.

Tu dis inventer une nouvelle esthétique tout en affirmant ne pas chercher autre chose que la distraction du public, c’est un peu contradictoire, presque nihiliste.
Ce n’est pas parce je reste simple que je suis nihiliste ! C’est juste que l’art ne devrait pas nécessiter d’explications et l’artiste ne devrait pas avoir à se justifier… Écoute, j’espère vraiment que tu ne crois pas que je joue au con avec toi ou que je te prends pour une andouille. À ta place, je serais sûrement agacé par des réponses aussi lapidaires, mais je ne peux pas faire autrement que de te dire la vérité, aussi bête soit-elle. J’essaye toujours d’être sincère, le plus possible. Et puis, mes réactions sont différentes en journée. Tu m’aurais appelé la nuit, je t’aurais donné d’autres réponses.

C’est-à-dire ?
Je me sens plus énergique la nuit, c’est tout. De jour, je ne suis pas très bavard – j’ai même pas eu le temps de me brosser les dents en plus.

C’est pourquoi tu as qualifié ton nouvel album de “nocturnal garage record” ?
Il y a de ça, oui. Monomania est fait pour être écouté la nuit, absolument ! Quand il y est question de lumière, il s’agit d’une lumière artificielle, celle des néons. Je t’ai dit que j’étais un cinéaste… Mon boulot consiste à travailler la lumière sous toutes ses formes – fluorescence, néons ou crépuscule – pour la transcrire en musique.

Ce lien entre lumière et son évoque la synesthésie.
Oh non, la synesthésie est une maladie. Dans mon cas, c’est juste un tempérament artistique.

Une maladie ? Non, c’est une façon différente de percevoir la réalité.
Ouais, une façon super tordue de percevoir la réalité !

Toi-même, tu tords la réalité en mettant de la distorsion un peu partout, sur les voix notamment.
Pas exactement. J’enregistre les voix sans aucun artifice (à part peut-être un poil d’écho), mais à un volume bien supérieur à ce que peuvent supporter les micros. Ça a toujours été une affaire personnelle, l’enregistrement des voix… Bref, je crois qu’il est temps que j’aille me brosser les dents.

PAGE SUIVANTE : INTERVIEW AVEC LE PRODUCTEUR NICOLAS VERNHES
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Après un crochet par Ben H. Allen pour Halcyon Digest (2010), Deerhunter a retrouvé son producteur fétiche pour Monomania : Nicolas Vernhes. Français exilé aux États-Unis depuis des lustres, l’homme a vu passer dans son studio Rare Book Room de Brooklyn une belle partie de la scène défricheuse américaine, de Fischerspooner à Animal Collective en passant par Wild Nothing, Black Dice, Dirty Projectors, David Grubbs, etc. Par chance, le dude se confie généreusement sur les liens privilégiés qu’il a tissés avec Bradford Cox et Deerhunter. [Interview Jean-François Le Puil].

Ta collaboration avec les musiciens de Deerhunter a commencé en 2005 avec le travail sur l’album Cryptograms (2007). Comment es-tu entré en contact avec eux ?
Ils souhaitaient enregistrer dans mon studio avec Samara Lubelski (ndlr. artiste new-yorkaise qui sort des disques en solo et joue avec Thurston Moore dans Chelsea Light Moving), qu’ils connaissaient et qui était à l’époque mon apprentie. Elle voulait apprendre à s’enregistrer elle-même et je l’avais engagée comme assistante pour qu’elle puisse apprendre sur le tas. Dans le cadre de sa formation, elle prenait parfois des groupes en charge de manière autonome, comme ça a été le cas avec Double Leopards ou Deerhunter.

Une légende pas très positive existe autour de ces sessions avec Samara Lubelski (Bradford n’est pas tendre avec elle en interview). Quels souvenirs gardes-tu de cet épisode ?
Samara est une très bonne amie, c’est la personne que je connais depuis le plus longtemps à New York. Notre rencontre doit remonter à 1993, quand elle avait invité le groupe dans lequel je jouais à partager la scène avec le sien et celui de James Murphy pendant une soirée dans le loft de son père à Soho. Ça ne date pas d’hier… J’étais en France pour voir la famille pendant que Samara enregistrait avec Deerhunter à New York. À mon retour, j’ai appris la mauvaise nouvelle : la session était un échec complet. La machine analogique multipiste n’avait pas fonctionné correctement et Bradford ne s’entendait pas du tout avec Samara ou le groupe. Toutes les bandes étaient bonnes à jeter. J’ai donc téléphoné à Bradford pour m’excuser et je leur ai offert de mixer Cryptograms gratuitement une fois qu’ils l’auraient réenregistré.

Tu nous avais dit il y a trois ans (ndlr. interview tournant autour d’Animal Collective) que la clé est de comprendre l’artiste avec lequel on travaille. Te rappelles-tu du moment où tu as saisi comment il fallait fonctionner avec Deerhunter ?
Je ne pense pas pouvoir comprendre les artistes complètement, mais je sais que je peux leur communiquer mon désir de les comprendre – c’est cette ouverture qui mène à une communication saine et honnête entre nous. Je suis là pour les aider et pour contextualiser leurs choix sonores et structurels.

D’après son propre aveu, Bradford n’était pas très stable au moment de la réalisation de Cryptograms. Le côté déséquilibré qui lui colle aux baskets est-il si prégnant au moment de travailler avec lui ?
Ce côté déséquilibré est bien réel et je pense même que c’est le résultat (ou le symptôme) de sa psychologie d’auteur et de sa philosophie de chercheur. Disque après disque, Bradford va de plus en plus loin, au bout des choses, et en studio, il se trouve parfois à bout de forces, à la limite de ses facultés. Dans le cadre de Deerhunter, cela débouche sur une dynamique créatrice et galvanisante. Bradford est en quête perpétuelle de sons, d’énergies et de moments musicaux “cruciaux”. Une atmosphère pleinement expérimentale règne donc en permanence.

TYRAN
Bradford avait défini ainsi ton apport sur Cryptograms : un son “à la Martin Hannett”. Te reconnais-tu dans cette comparaison ?
L’analogie est plutôt marrante car Martin Hannett plaçait la barre très haut en studio avec les musiciens, alors que dans le cas de Deerhunter ou Atlas Sound, c’est Bradford et moi qui nous imposons nous-mêmes cette exigence. Dans notre cas, il y a donc moins cette relation de good cop/bad cop entre le producteur et l’artiste, il s’agit plutôt d’une véritable collaboration. Il existe entre nous une camaraderie musicale qui se manifeste naturellement, sans avoir besoin d’en parler. C’est vrai que, d’une certaine manière, nos efforts collectifs pourraient être comparés à ceux d’un Martin Hannett, ou même, dans le meilleur des cas, d’un Brian Eno. Mais nous n’y sommes pas encore. Alors nous cherchons, nous déstabilisons, nous construisons et reconstruisons jusqu’à ce que la musique nous parle.

Bradford Cox semble avoir des idées précises sur son travail. Peut-il se révéler tyrannique ?
Nous devenons tous des personnages extrêmes dans cette phase si précieuse qu’est la production musicale. Notre rôle est parfois celui du tyran, parfois celui du sage, parfois celui de l’enfant ou même du parent.

Comment décrirais-tu la relation qui unit Bradford Cox et Lockett Pundt ?
Il y a un respect mutuel très profond et une amitié indélébile entre eux deux. Ils se complètent parfaitement, à tous les niveaux. Cette relation intime existe aussi avec Moses Archuleta, le batteur, qui avait d’ailleurs organisé notre rencontre initiale.

Tu as produit Parallax (2011) d’Atlas Sound, le projet solo de Bradford Cox. Existe-t-il une grande différence entre travailler sur une œuvre de Deerhunter et d’Atlas Sound ?
Oui, il y a une très grande différence dans la manière d’agir. Pour son album solo, nous étions plus ou moins seuls et il n’y avait aucune source de distraction – c’est ce que je préfère. Le travail en groupe est plus dynamique, mais aussi plus chaotique (surtout pendant l’enregistrement de Monomania d’ailleurs).

Monomania marque vos retrouvailles. As-tu remarqué des évolutions dans la façon de travailler de Deerhunter ?
Le dernier disque de Deerhunter que j’ai enregistré, Microcastle (2008), s’est fait d’une façon bien plus simple et naturelle que Monomania. Cette fois, Bradford et le reste de la formation avaient en tête un album super différent, un volume qui tranchait radicalement avec le passé. Nous avons donc approché la réalisation de Monomania de manière encore plus expérimentale que d’habitude, notamment en révisant complètement l’approche technique. Comme tout se déroulait en temps réel pendant les sessions, et s’agissant d’expériences nouvelles, ça n’a pas fonctionné du premier coup. Le studio est alors devenu un laboratoire d’idées et de techniques. Par exemple, au lieu d’utiliser des micros de studio, nous avons opté pour les micros de l’enregistreur portable numérique Tascam DP-008. Chaque musicien en avait un près de lui, qu’il pouvait manipuler selon ses goûts. En montant le niveau du pré-ampli, la saturation devenait plus évidente. Nous avons aussi changé nos horaires de travail : nous commencions à 18 heures et finissions le lendemain matin vers 4 ou 5 heures du matin – cela pendant quasiment un mois… Leather Jackett II est la première composition qui a abouti, elle nous a donné une idée des pistes soniques à suivre.

As-tu été surpris par la direction que prenait Deerhunter sur Monomania ?
Apres le succès critique et commercial de Halcyon Digest (2010), c’est vrai que j’ai été surpris d’apprendre qu’ils ne voulaient pas répéter le procédé qui les avait menés là. En même temps, cela prouvait qu’ils ne souhaitaient pas se répéter et justifiait notre nouvelle collaboration, car je n’impose jamais de schéma prédéterminé aux artistes avec qui je travaille.

Eu égard à ton expérience, tu dois avoir une vision précise de la scène américaine. Comment mettrais-tu en perspective le parcours de Deerhunter ?
J’ai ouvert mon studio à Brooklyn en 1995 et c’est vrai que j’ai assisté à une transformation de la scène musicale assez intrigante, d’abord d’un point de vue local, puis national. Par rapport à beaucoup d’autres formations, Deerhunter n’a pas eu besoin de déménager à New York pour attirer l’attention des médias. J’apprécie énormément leur trajectoire : commencer par des choses assez bruyantes et atmosphériques, puis huit ans plus tard, parvenir à faire un disque plein de vie, de bruits et d’émotions. Le tout sans jamais s’arrêter de prendre des risques.

Ton CV te lie à la scène indé et défricheuse. Deerhunter est-il un modèle à cet égard ou a-t-on tendance à trop idéaliser ce genre de postures par rapport à des artistes mainstream qui peuvent aussi se révéler novateurs ?
Je pourrais faire une réponse simple, d’abord… La bonne pop est toujours un mélange des deux tendances. Les personnes qui calibrent la musique pour le grand public sont très conscientes de ce qui se passe dans les coins musicaux les moins visités et les plus en avance. Et puis une réponse plus tarabiscotée… L’appréciation de la musique est plus viscérale qu’intellectuelle, mais la recherche que nous menons de plus en plus, et qui est parfois épuisante, ne peut contrôler un point fondamental : l’artiste est muni d’un lance-pierre et il devient éclaireur seulement quand sa fronde se heurte à quelque chose. Les ronds dans la mare, c’est là où la musique prend vie. L’interférence de deux ou plusieurs ronds, c’est notre culture. Nagez à vos risques et plaisirs…

Un autre long format ?