Barbagallo était en tournée au mois de novembre en Amérique du Sud pour défendre avec son groupe son excellent troisième album, Danse dans les Ailleurs, présent dans le Top 100 Magic des meilleurs disques de 2018. Pour Magic, il livre un carnet de bord à la fois drôle, éclairant, inattendu, touchant et unique qui retrace ces semaines intenses. L’occasion de l’accompagner sur les routes du Brésil, du Pérou, du Chili et d’Argentine.

 

31 Octobre

Après 5 avions et près de 30h de voyage depuis Melbourne, j’arrive (presque) à destination : Fortaleza dont je ne verrai rien, à part un bout d’autoroute sur laquelle mon taxi roule en direction de mon hôtel. Il fait nuit, il bifurque soudain sur la droite et s’engouffre sur un chemin sans éclairages plein de nids de poules et de mauvaises herbes. De chaque côté, un gigantesque mur de béton armé. Au bout, on s’arrête devant une large grille qui doit faire dans les 4 mètres de haut. Les phares éclairent faiblement au travers un gros bâtiment blanc qui semble un peu délabré, même dans l’obscurité. Le chauffeur klaxonne et regarde en l’air. Je m’aperçois qu’il y a un mirador et une silhouette à l’intérieur. Le vigile fait coulisser mollement sa fenêtre : « Nome? » gueule-t-il.

Le chauffeur se retourne vers moi:

« Nome? Name? »

« Barbagallo ». Je sais jamais avec quel accent le dire. Italien? Français? Anglais?

« Barbagallo !» qu’il fait en direction du maton. Sans faute de prononciation. Quelques secondes passent. La grille s’ouvre lentement.

1er Novembre – Brésil

Enfin à Belém, capitale de l’état de Pará, sur l’estuaire de l’Amazone. Je retrouve Thomas et François qui sont arrivés de Toulouse la veille. Angy et Theodora ont raté leur correspondance à Lisbonne car leur premier vol qui venait de Paris a dû atterrir ailleurs à cause de la météo. Ils arriveront tard cette nuit.

On décide d’aller à la première soirée du festival Se Rasgum où on joue le lendemain. Les organisateurs nous disent de commander un Uber. C’est pas qu’ils nous déconseillent d’y aller à pied, ils nous l’interdisent. On comprend en traversant les différents quartiers qui séparent l’hôtel du festival. En même temps que le Uber nous y conduit, je suis la trajectoire sur mon téléphone. On est maintenant dans une petite rue moitié goudronnée moitié terre battue et complètement décharge à ciel ouvert. Dans un virage il y a un gros tas de saloperies et un chien au sommet qui semble endormi. Le GPS, bizarrement, me dit qu’on est arrivés dans 10 mètres.

« Est-ce qu’on va nous prendre un rein? » demande calmement François.

On se détend quand on aperçoit un immense portail de bois ouvert d’où proviennent de la musique et des lumières de toutes les couleurs. Cachés derrière de gros murs, des barbelés et une fois de plus un mirador, voilà les scènes, les bars, le public, la caravane Red Bull, les cartes cashless, les stands de vinyles, de fringues. Etrange.

2 Novembre – Brésil

Au festival, sur scène, je décide de mentionner l’arrivée au pouvoir de Bolsonaro et la montée des forces maléfiques partout dans le monde. Les sifflets montent rapidement, le sujet est sensible, particulièrement ce soir à Se Rasgum festival où la communauté LGBT est très présente, autant dans le public que dans la programmation du festival. On sait que le Nordeste (c’est-à-dire ici) est resté acquis au Parti des Travailleurs. Et si on avait oublié, le mec des lumières nous le rappelle vite en dégainant sur l’écran géant, pendant que je parle, le slogan anti-Bolsonaro « Ele Não » (Pas Lui) qu’il avait tout prêt dans ses fichiers. Le public se met à le scander avec ferveur et j’accompagne le tout avec une grosse caisse bien disco-militante, sur tous les temps quoi. Avant de passer au morceau suivant, on est tous d’accord pour dire qu’il faut plus d’amour que jamais bordel, plus de tolérance, plus de compassion et plus de lumière dans ce monde. A chacun de lutter avec ses armes, quelles qu’elles soient. On est du côté des gentils, ce soir on est tous ensemble, on danse, on chante, il y a un truc. A l’abri derrière les murs épais et sous le regard attendri du mirador…

3 Novembre – Brésil

On vole vers São Paulo

Angy, sandales en corde qu’il ne veut pas mouiller.

Orage, sandales mouillées.

Caipirinhias.

Serveurs qui « enfilent des slips au goulot des bouteilles de bière » dixit Thomas et Angy.

Aussi sachez que ce soir-là quelqu’un a mangé du thon pour la première fois en cinq ans.

4 Novembre – Brésil

Aujourd’hui on joue au Balaclava Festival de São Paulo, en salle.

C’est la journée « Place des Grand Hommes ». Mon passage ici est l’occasion de reconnecter avec trois anciens élèves de mon lycée d’Albi. On s’est pas vu depuis vingt ans. E. est paysagiste et a importé les piscines naturelles au Brésil. Elle travaille maintenant dans la jungle pour une organisation qui replante des arbres. Elle va de procès en menace de mort contre l’ancienne directrice qu’elle remplace. En effet, cette dernière avait mis en place un chouette système de pots de vins et de détournements de fonds qui avait malheureusement fini par se voir. Maintenant elle est aigrie, évidemment. J. travaille au lycée français ainsi que C. , son mari qui est brésilien et qui était en terminale avec nous. J’ai connu J. au CM2, on était meilleurs potes, on avait inventé un alphabet signé pour communiquer en classe et aussi créé le Club Nature Albigeois. On ramassait des pots de yaourts et des batteries de bagnoles le long du ruisseau de Caussels avec nos badges CNA faits-maison et deux autres pauvres enfants qu’on avait traîné avec nous et qui auraient sûrement préféré rester peinards chez eux. Aujourd’hui, tous sont inquiets à cause du nouveau président et même si ça fait plus de 10 ans qu’ils sont ici pour certains, ils envisagent la possibilité de partir.

Le son de la salle est dégueulasse, on ne distingue pas Mercury Rev de Warpaint ou Deerhunter.

Dans les loges, sur les murs des toilettes, il y a des partitions de musique collées dont celle de Wonderwall. Je sifflote en pissant.

5 Novembre – Brésil

En route vers l’aéroport, entre deux pieds de nez trompe-la-mort à la sécurité routière, mon chauffeur Uber peste contre Roger Waters qui « devrait la fermer et se cantonner à la musique ».

« Si je viens chez toi et que je dis que j’aime pas Sarkozy (sic) et que toi tu aimes Sarkozy, ça va pas aller! »

Lors de son concert à São Paulo, entre les deux tours des élections présidentielles brésiliennes, Waters a clairement dénoncé la montée du néo-fascisme dans le monde et le danger que représentait Bolsonaro. Après ça, sur ses autres dates brésiliennes, il risquait l’arrestation s’il en parlait après 22h, car le gouvernement considérait que c’était comme faire campagne et les lois du pays l’interdisent. Bref, le chauffeur m’explique que le Brésil a besoin de fermeté, que tout est corrompu, qu’il y a trop d’inégalités. Au même moment, on passe devant des maisons faites de tôles et de bout de bois de récup posés à même la terre.  Alors qu’on se rapproche de l’aéroport, il me dit: « Regarde cette voie ferrée aérienne, elle est super, toute neuve. » On la longe alors qu’il parle.

Il reprend, enthousiaste: « Elle dessert les terminals 1 et 2. Mais regarde! » Il pointe du doigt le pont de béton sur lequel repose la voie. « Elle ne dessert pas le terminal 3! Tu peux me dire pourquoi ?» En effet, le pont s’arrête net, comme coupé au couteau bien aiguisé. « C’est ça le Brésil! » s’écrit-il. « Pourquoi on peut pas avoir le train jusqu’au terminal 3 nous? Vous en France et partout ailleurs dans le monde, il y a le train jusqu’au terminal 3, eh bien chez nous non. Il y a toujours un imbécile dans son bureau qui prend des décisions à la con. Le monde ri de nous. Il y en a assez. »

En plus, j’apprends qu’il est supporter des Corinthians. Discrètement, je tache de cacher sous ma veste le maillot vert de Palmeiras  (le club rival de São Paulo fondé par des Italiens) que je porte. Il s’esclaffe: « Ah ah non, c’est pas de moi qu’il faut avoir peur, c’est de ma femme. Elle est pire que moi ! »

6 Novembre – Pérou

Dans les toilettes du Airbnb dans lequel nous logeons dans le quartier de Miraflores à Lima, il est une drôle d’inscription: « Do not throw toilet paper in the toilet ». Durant tout le séjour, chacun se jauge, se questionne, se teste. On essaie de deviner ce que chacun décide de faire par rapport à ça. Je fais une rapide recherche sur internet et effectivement le système d’évacuation péruvien n’est pas au top et chaque chasse tirée fait courir un risque de débordement. C’est la roulette péruvienne.

J’emmène l’équipe manger un ceviche à la Canta Rana dans le quartier de Barranco. J’y étais allé une première fois il y a quelques années avec mon ami T. , son pote B. et K., multiple championne du monde de boxe et gagnante d’un reality show national. Elle est maintenant instit en Californie car elle était trop connue pour exercer dans son propre pays. L’endroit est farci de maillots de foots, d’écharpes, de photos du proprio, d’affiches dédicacées : Diego, el pibe de oro, est juste à côté de nous et un peu plus loin Macca. Mais on se dit que celui là doit être un fake. Dans la rue, la panse en extension et l’âme ravie, on passe devant une banque, des vendeurs ambulants vendent des dollars américains comme on vend des glaces ou du pop corn. Des vigiles armés surveillent.

Grand chien et moyen chien sur la plage. Lima, Pérou.

 

7 Novembre – Pérou

« Tout ça a été rendu possible par cet investisseur israélien passionné d’art. Mon père m’en veut un peu de travailler ici. » L. se marre, elle est d’origine palestinienne. Elle nous fait faire le tour de Callao Monumental, le quartier qui entoure le sulfureux port de Callao (où commencent les aventures de Tintin dans Le temple du soleil) et qui a été transformé en un grand complexe de galeries d’art, de restaurants et petites boutiques. Il y a beaucoup d’artistes locaux, photographes, peintres, musiciens, des collaborations/résidences avec d’autres pays, un festival de photo, des concerts…Tous les gens qui travaillent ici sont du quartier. « C’est bien pour eux bien sûr et les gangs locaux ne s’y attaquent pas car il y a toujours au moins un membre de leur famille qui travaille ici. » C’est mon ami T. qui nous a amené ici. « C’est le truc le plus excitant qui se passe à Lima ces temps-ci à mon avis. » Pour y arriver, on a traversé l’endroit le plus pauvre et craignos dans lequel j’ai jamais été. Je ressens un mélange de malaise et de fascination. « Il faut rester sur les grandes artères ici, même en voiture ». Entre deux anecdotes sur la corruption policière que T. me raconte, j’aperçois sur le trottoir poussiéreux un jeune mec en marcel taché qui balance violemment sa godasse sur un pauvre chien qui rase le mur, les oreilles baissées. Il lui gueule dessus. Certains gars ont une bosse louche au bas du dos, sous leur t-shirt. Monumental est plus pacifié, pas vraiment gentrifié car rendu vivant par des habitants du quartier. On rencontre des rappeurs/producteurs qui occupent un petit studio d’enregistrement dans l’énorme bâtiment principal. C’est le classique échappatoire à la rue, à la vie de gang. Leur discours est puissant, leur énergie est impressionnante, ils ont de la suite dans les idées. « Vous voulez boire un coup ? » « Boh oui, zavez du Coca ? » « nah désolé, on a que ça » et voilà la bouteille de pisco pur qui circule à la ronde.

On avait pourtant dit 16h pétantes. Veltrac Music Fest. Lima, Pérou.

 

8 Novembre – Pérou

« Putain j’ai le Juno qui a laché ! » s’exclame François. Les balances pour le Veltrac Music Festival de Lima commencent bien. Heureusement il y a du matos de rechange qui traine et on trouve un clavier de remplacement pour ce soir. Je crois que la palme du stoïcisme sur cette tournée revient largement à Angy, notre ingénieur du son. On a dû faire face plus d’une fois à des conditions technico-logistico-humaines à s’arracher les cheveux mais il a systématiquement réussi à mener la barque à bon port. Ajoutez à ça son bagage qui a été perdu deux fois depuis le début de la tournée (on est hélas toujours sans nouvelles de ses chemises à fleurs et de son soin hydratant à l’huile de graines de pastèque à l’heure où j’écris ces lignes) et vous vous dîtes sûrement qu’il aurait toutes les raisons de péter un cable. Eh bien non. Stoïque le mec je vous dis.

La soirée arrosée au Piscola se passe bien dans ce grand amphithéâtre de béton posé au milieu du Parque de la Exposicion. MGMT clôturent les festivités. Géniaux.

« Ils vont jouer Congratulations en rappel ! On peut pas partir maintenant c’est ma préférée ! » Thomas traîne des pieds.

« La navette est là, grouille toi ! On va se taper les embouteillages si on attend la fin du concert ! »

Lennon partout, Macca nulle part. Lima, Pérou

 

9 Novembre – Chili 

« Qu’est ce que tu vas faire de tous ces citrons, Theodora ? 

– Je les embarque avec moi, il m’en faut un chaque matin, vous le savez bien sinon je tombe malade ! 

– C’est sûrement interdit. Ils vont te choper à la douane chilienne en arrivant. Et puis t’inquiète, je suis sûr qu’ils ont des citrons là-bas.

– Nah, ça va aller

Ok bon allez, les bagages sont enregistrés maintenant on se sépare. Il faut passer l’immigration séparément et n’oubliez pas: on est là en touristes! Rendez-vous à la porte d’embarquement.»

Je tourne les talons et disparaît dans la foule de l’aéroport.

Quelques heures plus tard, aux carrousels de l’aéroport de Santiago de Chile, un maître-chien et son beagle passent et repassent au milieu des passagers qui attendent leurs bagages. Le chien tourne autour de Theo avec excitation. Voilà que le flic se met à lui poser des questions. J’entends pas, je suis trop loin mais j’imagine bien. Et Theo qui sort ses citrons de son sac, l’air penaud. Un peu plus loin, au niveau des scanners, on la réprimande semi-gentiment: « la prochaine fois attention hein, on sera pas sympa comme ça… » . Elle nous rejoint finalement: « Pfff les bolosses ! et vas-y qu’ils me font la morale…non mais ! Heureusement je suis maline. Ils ont pas fouillé ma veste. » Elle sort un citron de sa poche, victorieuse. Je ris jaune.

10 Novembre – Chili

On râle, la tension monte, les balances de At The Drive In traînent en longueur. Notre planning est déjà très serré et désormais s’il y a le moindre problème technique (comme il y en a eu systématiquement jusqu’ici), ce sera impossible de commencer à l’heure. Et ça c’est un gros problème sur un gros festival comme Fauna Primavera. Par miracle, on termine notre balance 5 minutes avant l’heure du concert. C’est un peu la lose car le public est déjà entré sur le site et certains attendent devant les barrières que le concert commence. Un vent à décorner les boeufs souffle sur le festival qui se trouve sur la « precordillera », c’est très beau, il y a des montagnes partout autour. Je dois scotcher mon pied de cymbale au sol pour éviter qu’il tombe. On a des cheveux plein la gueule, c’est assez épique. Un long bout de ce tissu noir qui sert de toit à la scène se déchire et tombe lentement sur François qui se retrouve plongé dans l’obscurité pendant une seconde en pleine après-midi. Passée l’éclipse, les setlists qui s’envolent, on s’accroche à la rampe, le vent souffle dans les micros et un bruissement monstrueux retentit dans les enceintes. L’avantage des concerts qui ont lieu tôt c’est qu’ensuite on a toute la journée pour aller voir d’autres groupes, boire des coups sans compter et manger au stand BBQ installé au village artiste et qui grille tout ce qui est possible de griller sur cette planète, non-stop. Ce jour-là, on s’étonne de ne trouver que deux bouteilles de jus de pomme dans les loges. J’enquête. « Bah c’est tout ce qu’il y a de noté sur la liste qu’on a reçu hein. Deux bouteilles de jus de pomme ». Cool.

Grosse tête vue de la console de mixage. Fauna Primavera Fest, Chili

 

11 Novembre – Argentine

A Buenos Aires, en fin d’après-midi, on arrive au pied de l’immeuble où se trouve notre Airbnb.

N. qui est venu nous chercher à l’aéroport un peu plus tôt lève la tête:

« Eh, vous savez qui habite au dernier étage de votre immeuble ? C’est Charly Garcia !  »

« C’est qui Charly Garcia ? »

« C’est le chanteur le plus connu d’Argentine. »

Il est impressionné, je crois. Nous on a un peu faim et on a encore un peu la gueule de bois.

N. nous a conduit ici aussi mais je lui ai dit que c’était pas la peine qu’il reste pour nous aider avec le matos. Le match aller de la finale de la Copa Libertadores commence juste maintenant et je ne voulais pas qu’il rate le coup d’envoi. Deux clubs mythiques argentins s’opposent : Boca Juniors et River Plate. Il va voir le match chez sa mère parce qu’elle habite tout près, pas le temps de rentrer chez lui. Il m’a appris qu’en Argentine les matchs ne se jouent que devant les supporters de l’équipe qui reçoit. Aucun supporter de l’équipe visiteuse n’est admis dans le stade. « Le hooliganisme fait des ravages. Il y a eu trop de morts ces dernières années. » Imaginez un TFC-LOSC sans les dix pelés nordistes torse nu qui ont fait le déplacement…

12 Novembre – Argentine

« C’est difficile depuis un moment en Argentine. On a subi deux dévaluations en 6 mois. On est maintenant à 40 pesos pour un dollar, c’est terrible. Le pouvoir se durcit, la police prend ses aises. Des gens meurent lors de manifestations. » R. prend un air sérieux qui se mêle bizarrement à sa grande stature et sa bonhommie, son côté gentle giant. Ses cheveux courts sont prématurément gris et quand il sourit il ouvre grand sa bouche et relève haut ses sourcils, comme s’il était étonné. Le genre de mec avec qui on connecte tout de suite, il se présente tel qu’il est en face de vous, pas d’entourloupes. On ne peut que l’aimer. « Aujourd’hui, les jeunes doivent choisir entre payer leurs factures et sortir voir un concert ». Il ne baisse pas les bras pour autant, il veut « changer les choses, laisser une trace ». Pour lui, la musique, c’est sacré. Il est un des piliers d’Indiefolks, une structure qui organise des concerts sur Buenos Aires. Je les ai connus il y a six ans. Ce sont eux qui ont fait venir Tame Impala en Argentine pour la première fois. Ils ont même mis sur pied un festival, Music Wins qui a eu deux éditions. J’ai participé à la première avec Tame Impala et même avec Pond, j’étais à la basse. Aujourd’hui c’est en stand by, car les finances sont fragiles et ils ne veulent pas prendre un risque d’annulation, en cas de mauvaise météo par exemple. « Connan Mockasin joue ce soir au Club Niceto, venez, ça va être bien. » Un magnifique concert qui nous éblouit tous.

En vadrouille à Palermo. Buenos Aires, Argentine.

 

13 Novembre – Argentine 

Le serveur est plutôt petit, la soixantaine, les cheveux courts et grisonnant autour des oreilles, un long nez posé sur une large mâchoire et des lèvres épaisses, la peau mate. Il porte une longue chemise bordeaux par dessus un marcel blanc, comme tous les autres serveurs d’El Obrero dans le quartier de la Boca. Il fait partie des anciens visiblement. Il se tient au bout de notre table pendant qu’on feuillette le long menu. « Vous devez prendre l’ojo de bife, c’est le meilleur. Combien d’ojo de bife alors ? »

« Mmm, je suis pas sûr hein » lance Thomas.

« Viens avec moi, bonhomme ». Le serveur attrape Thomas par les épaules et l’emmène en cuisine.

Après une minute, ils reviennent et Thomas se lance: « Un ojo de bife ! »

« Cinq ojo de bife alors, bravo ! » décide le serveur avant qu’on ait pu ouvrir la bouche. Il note sur son calepin et du coup on repose les menus en se marrant.

« Et moi ? Vegetariano » lui fait Angy en continuant de regarder le menu.

« Pas de problème, toi tu vas prendre les raviolis faits maison, délicieux. »

« Ah bon, ok »

La salle est très haute et le plafond est soutenu par d’immenses piliers, on pense aux Jacobins de Toulouse. Sur l’un deux, au milieu de toutes les photos, maillots, fanions, écharpes du monde entier qui recouvrent le restaurant, un cliché de notre cher serveur avec le King Cantona.

« Un mec super gentil. Et comme dessert alors ? 

On en peut plus, merci. 

– Vous allez goûter le Pave de vainillas. C’est la recette de ma mère. Elle est morte maintenant vous savez ».

Le Pave arrive avec 5 cuillères. On le dévore dans un silence interrompu seulement par de sporadiques « mmmh » et autres « ahhhh » quasi orgasmiques. Une autre forme d’éblouissement.

14 Novembre – Argentine

Comme l’a noté Louis XVI dans son journal à la date du 14 juillet 1789: « Rien ».

Enfin presque, je fais la tournée des popotes argentines pour faire de la Barbapromo.

15 Novembre – Argentine

C’est le seul concert de la tournée qui n’est pas en festival.

« Le quatuor de Julien Barbagallo a été présenté formant une ligne horizontale. Accompagné de sa batterie et de son chant, des touches, une basse électrique et une guitare électroacoustique. Chaque membre avait également un microphone pour jouer des chorales. Ses vêtements ont révélé son origine européenne. Deux d’entre eux portaient une chemise bleu pâle à l’intérieur de leur pantalon, qui atteignait leurs chevilles et portait des mocassins blancs. »

Voilà. Le tout dans un magnifique théâtre nommé Margarita Xirgu, une actrice catalane qui a fuit le franquisme et fait carrière en Amérique du Sud, particulièrement à Buenos Aires où elle a joué Camus, Lorca, Giraudoux, Shakespeare, Pirandello…Le bâtiment qui accueille le théâtre s’appelle Casal de Catalunya. Il est très beau, son hall fin XIXe est décoré de multiples drapeaux catalans d’époques différentes, d’appels à la libération des prisonniers politiques, d’un grand portrait de Margarita et de beaux carreaux en céramique peints. Des petits vieux endimanchés taillent le bout de gras au café restaurant niché au pied du grand escalier intérieur. Au dessus des têtes, un portrait de Puigdemont supervise tout ça.

Casal de Catalunya : un oui à l’unanimité. Buenos Aires, Argentine.

 

16 Novembre – Brésil

Buenos Aires-São Paulo-Recife. Une de ces journées perdues à voyager et qu’on ne reverra pas. Pour se consoler, on admire depuis la terrasse de l’hôtel la silhouette nocturne des palmiers sur fond d’océan.

17 Novembre – Brésil

« Là ! Regardez ! Juste au bord de l’étang, sous le grand arbre, un crocodile ! » Il est 8h du matin, on a quitté l’hôtel à 7h30, pas bien réveillés et maintenant on se presse tous contre la vitre de notre mini bus. On vient d’arriver sur le site du festival Coquetel Molotov, un golf/country club chic coincé entre les quartiers de Caxangá et Pernambouc (vous avez déjà entendu ce nom, mais où ? Allez, cherchez bien) qui ressemblent plus à des favelas qu’à des Neuilly si on me pose la question. Le contraste est frappant, comme il l’a souvent été au Brésil depuis le début de cette tournée. On nous dépose un peu plus loin, à côté de la scène où on joue ce soir. Et puisque par un miracle inversé proche du mystère, on a plus d’une heure d’avance sur notre programme de la journée et que l’équipe technique locale n’est même pas arrivée, on retourne fissa vers l’étang comme des gamins. Le reptile aquatique a disparu. On pose nos bras sur la barrière qui entoure la masse d’eau et on scrute. Thomas nous explique la différence entre crocodiles, caïmans et alligators. C’est relaxant. On oublie presque qu’on aurait pu dormir 1h30 de plus.

Dernier jour et le sentiment du devoir accompli. Recife, Brésil.

 

18 Novembre – Brésil

Mon premier vol retour Recife-São Paulo vient d’atterrir et est maintenant immobilisé sur le tarmac. La moitié des passagers est déjà debout, prête à sortir. Le temps passe et rien ne bouge. Pour autant personne ne semble s’impatienter. On tente de regarder par le hublot, on voit rien. Dix minutes, puis quinze. Puis vingt. Certains commencent à regagner leur siège. La température de la cabine a pris quelques degrés, je me débarrasse de ma veste en jean. A côté de moi, une jeune femme restée assise pianote un texto sur son téléphone portable. Je lis distraitement par dessus son épaule parce que je me fais chier et parce que je suis un peu indiscret aussi. Je ne parle pas le portugais mais je repère dans sa phrase « São Paulo » et quelques mots coiffés de tildes plus loin, « Rio ». Je repense à une intervention du commandant de bord pendant le vol, une heure ou deux plus tôt. J’avais rien compris. Je ne parlais pas portugais non plus à l’époque. En France, quand le commandant annonce un truc qui déplaît, tout le monde se met à souffler, à lancer ses bras en l’air, à marmonner des « putain » ou « non mais c’est pas vrai », on s’empare frénétiquement de son téléphone, on lève les yeux au ciel. Dans ce cas, c’est quasi comme si de rien était, j’ai rien détecté. Alors pris d’un doute et avec mes sourcils froncés, je me tourne vers une femme debout derrière moi :

«Excuse me. Are we in São Paulo ? 

No, we are Rio de Janeiro. Not possible land São Paulo. Too rain ».

Eh bien, il est 23h40 et je ne suis pas arrivé.

Un autre long format ?