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C’est la crise et Motorama chante la misère sur un album droit au but sobrement intitulé Poverty. Compositions à l’os, paroles aussi légères qu’un squelette, minimal, poétique et toujours sous influence Factory et Sarah Records, notre quintette russe préféré signe son disque le plus radical et le plus poignant. Au bout du tunnel, la lumière ? Vladislav Parshin nous éclaire.

Article Rosario Ligammari – Photographie Maria BartulisMotorama revient de loin. D’abord sur le plan géographique puisque le groupe continue de zoner à Rostov-sur-le-Don, en Russie. Bien que froide, cette ville n’abrite pas le plus gros contingent de férus de cold-wave du monde. Ensuite parce que Motorama aurait pu rester cette formation plébiscitée par deux pelés et trois pendus ayant récupéré une démo sous le manteau, un soir, au hasard d’une rue de Rostov.

Sans parler du fait que ces mêmes pelés auraient pu confondre avec le flyer d’un magasin de deux roues. Mais non, on connaît désormais l’histoire sur le bout des doigts. Le label bordelais Talitres a pris les cinq Russes sous son aile et s’est chargé de diffuser leur besogne comme il se doit.

Musicalement, Motorama peut donc se sentir davantage à domicile en France qu’à l’intérieur de son propre fief. Ça tombe bien, ce soir, Vladislav Parshin et les siens (Irene Parshina n’est pas du voyage après la naissance de leur enfant) passent à Paris, capitale lumière. Une ville qui apprécie à sa juste valeur l’ombre qu’ils répandent sur leur chemin torturé. Et ce depuis leurs premiers cris étouffés, autoproduits.En ce troisième jour de février, un vent presque glacial souffle sur la rue Oberkampf, comme un voile de fumée – ce climat où même les non-fumeurs semblent soupirer de l’air nicotiné. Le voile, ce pourrait être aussi le rideau de fer transparent qui sépare deux enseignes, le restaurant Chez Justine et la salle de concert du Nouveau Casino. Ironie du sort, en 2011, autrement dit il y a une éternité, Motorama avait joué pour la première fois en France dans la (petite) salle du premier.

Et ce soir, il joue à guichets fermés dans la deuxième (plus ample, cela va sans dire). Pile entre les deux, on se retrouve en compagnie de Sean Bouchard de Talitres à discuter de l’évolution de ses poulains (et du reste) tout en expirant de la fumée – de la vraie – en attendant que Vlad Parshin nous rejoigne. Vlad est la voix de Motorama. Une voix qu’il a tellement grave qu’il paraît lui-même avoir grillé des cartouches entières avant de se décider à chanter. “I love the taste of cigarettes”, clame-t-il dans le morceau Old, extrait de Poverty. Pas étonnant. Le goût des cendres.

Vlad a la réputation d’être réservé, peu loquace, plombé éventuellement comme sa musique. C’est évidemment faux. Il se montre tout de suite jovial, entreprenant, serein. En fait, le voile de fumée en question n’est rien d’autre qu’un soulagement de bonheur, celui de voir Motorama jouer dans la cour des grands. Comme il se doit.

IVRESSE MINIMALE

On prend place dans le bar. Un café noir pour lui, du blanc pour nous. “Ugly life through an empty glass…” Le troisième album s’ouvre sur ces mots qui tabassent comme une violente descente de vodka. Aïe. Un petit verre pour se détendre ? “Non merci, je ne suis pas particulièrement fan de vin français, donc de vin en général. Et je ne mange pas de fromage. Du coup, je fais un peu honte à la France, non ?!”, s’inquiète-t-il avec son accent anglais à couper au couteau.

On ne lui en tiendra pas rigueur : Vlad connaît notre patrimoine culturel comme sa poche. Tout va bien. Il vénère Apollinaire, aime Claire Denis, Chabrol, et plus particulièrement le film Ceremony (La Cérémonie chez nous, 1995), un “putain de chef-d’œuvre” qui porte comme par hasard le même nom que le dernier morceau enregistré par Joy Division (et premier single de New Order). “Tu sais, je me verrais bien habiter ici, mais je reste trop attaché à l’esprit de ma région natale. C’est dans mon sang.” Okay Vlad, mais si tu vivais en Californie par exemple, penses-tu que ton répertoire serait un peu plus gorgé de soleil et de félicité ? Réponse catégorique : “Je reste trop attaché à la cold !” On s’en doutait un peu au vu des couleurs de Poverty, même si entre le noir et le blanc, il y a une saisissante palette de nuances (de gris).

Le disque ne donne pas exactement envie de se taper sur les cuisses. On pioche un titre comme ça ? Similar Way, qui parle de la morne routine. En fait, depuis le début de sa discographie en 2009, Motorama fait la même chanson. Ce qui ne veut pas dire qu’il fait du surplace. Ou pire, qu’il est routinier. Non, ça signifie surtout qu’il a trouvé son identité. Si Motorama est passé d’inconnu à reconnu, il est surtout devenu un groupe reconnaissable. En témoigne l’homogénéité de Poverty, minimal comme du Led Er Est (pour taper dans le contemporain), à siroter d’une traite (trente minutes, douches comprises) comme un bloc de glaçon imbibé de quelques gouttes d’alcool fort.

“On peut être pauvre et vivre d’amour. Je pense même que ça peut faire office de carburant pour avancer.”

“Je n’ai pas conçu Poverty comme une unité ou un concept, plutôt comme un recueil, une accumulation de fragments qu’il fallait recoller un à un. Vlad s’arrête un instant. Il fixe le dictaphone comme s’il s’agissait d’un objet familier, une présence rassurante. “J’ai exactement le même appareil que toi, je m’en sers dès qu’une mélodie me trotte dans la tête. Ou bien pour mémoriser une harmonie, des bribes de paroles, une idée.” Le dictaphone est un bloc-notes auditif. C’est sur son magnéto que Vlad passe le plus de temps, cet outil faisant office de mini-studio portatif peu coûteux qu’il peut reprendre à l’envi. Comme si la musique, celle qu’il a en lui en tant que passion dévorante, l’accompagnait partout et qu’il lui fallait la sublimer à n’importe quel moment.

C’est la première étape, explique-t-il, de la mise en boîte des compositions juste avant leur mise en forme. Il y a cette épure qui semble essentielle pour que les chansons sonnent comme des premiers jets, par obsession de sincérité. La vérité ne peut pas porter de travestissements. Il y a aussi cette volonté d’expérimenter, mais dans la perspective de garder intactes les traces de l’expérimentation. En somme, considérer le brouillon comme un résultat plus soigné que n’importe quelle version retouchée.

“J’essaie d’enregistrer le tout dans un seul élan pour conserver l’ossature dans sa fragilité. On avait une quinzaine de chansons. J’ai dressé une liste pour en dégager certaines, éventuellement pour les caler en face B. À mon sens, parfois, voire souvent, les maquettes sont meilleures que les versions définitives. Au moment de l’enregistrement, quand on faisait des pauses, on mettait The Field Mice et on se disait : « Mince putain, on dirait une démo, on dirait que ça a été bouclé en une fois, mais qu’est-ce que leur son est pur ! »

PAUVRETE POSITIVE

Venons-en à Poverty, cet intitulé à la fois précis et polysémique. Peut-être une façon de traduire le processus d’enregistrement de ces neuf morceaux démunis de tout habillage sophistiqué pour privilégier la nudité dans sa chasteté, sa pureté. Peut-être une façon de renvoyer directement à ces formations (Stockholm Monsters, The Wake) qui n’ont jamais connu une gloire à la hauteur de leur génie. Peut-être encore une allusion directe aux propres galères de Motorama. Vlad acquiesce à toutes ces hypothèses. Puis fait comprendre que de toute façon, le nom choisi n’a pas tant d’importance que cela. Rien que celui de Motorama, suggéré à l’emporte-pièce par le bassiste de l’époque, a pointé le bout de son nez sans grande conviction.

En vrai, Vlad s’en cogne un peu du film homonyme avec Drew Barrymore. Idem pour Motorbass, Motörhead, Black Rebel Motorcycle Club et compagnie : étonnamment, Vlad ne se sent aucune affinité avec ces groupes en “Motor” ! Revenons donc à leur Poverty. “J’avais une liste de plusieurs titres et c’est celui-ci qui m’est apparu comme une évidence, mon préféré. Ça peut être interprété de différentes manières, mais ce qui est sûr, c’est que ce n’est pas obligatoirement quelque chose de négatif. On peut être pauvre et vivre d’amour. Je pense que ça peut même être positif, que ça peut faire office de carburant pour avancer. Évidemment, ça peut te limiter dans la vie, mais je ne crois pas qu’il s’agisse d’une fin en soi.”

Extirper de la lumière dans l’obscurité (et vice versa) : on a bien là une vision de quelqu’un qui fait de la cold. Poverty, c’est do it yourself, oui, mais avec que dalle. Vlad préfère sans hésitation jouer dans des petits espaces, et pas seulement par péché de modestie. Non pas qu’il considère son groupe trop riquiqui pour remplir des stades. Il estime simplement que le son de chambrette qu’il façonne a tendance à mieux se déployer dans des zones confinées. La réverb’ prend alors davantage de relief et les paroles sèches se cognent mieux aux parois des murs resserrés qu’à ciel ouvert. Et le public, plus proche, de révéler son admiration pour Motorama, qui paraît prendre chaque compliment comme le témoignage d’une affection davantage que comme une marque sincère d’appréciation pour sa musique. Décidément trop modestes ces Russes…Autre constante dans ce parcours : pas de producteur. Alors à la question de savoir si Vlad et ses ouailles changeraient quelque chose à leur son s’ils avaient l’opportunité d’avoir un budget plus conséquent, la réponse est prévisible. Non, même pas imaginable. “Je crois que rien que l’idée de travailler dans un grand studio m’effraie au plus haut point”, surenchérit le chanteur. “Peur de perdre le contrôle. Et de se retrouver dans un professionnalisme qui nous éloignerait de notre volonté de départ : composer dans l’urgence. C’est vital ça.”

Motorama serait donc comme des gosses qui se contentent de s’amuser avec les jouets dont ils disposent, et qui sont heureux ainsi. D’ailleurs, un enfant muni de quelques bouts de ficelles n’est-il pas plus imaginatif et créatif qu’un autre qui possède toutes les consoles du monde ? Bien sûr que si. “C’est comme ça, la plupart des artistes dont je suis fan ont travaillé de cette façon.” Le titre Poverty peut donc bien être perçu aussi à travers le prisme de l’hommage. Parmi ces groupes chers – mais souvent fauchés, ad lib –, certains sont encore en activité comme The Wake ou même The Wedding Present, qui figure d’ailleurs dans le catalogue de Talitres. On serait tenté de savoir ce que ces figures tutélaires pensent de leurs fils spirituels.

“Hum, honnêtement je ne crois pas que les nouveaux artistes les intéressent”, lance Vlad, défaitiste. “Et puis beaucoup de musiciens se revendiquent d’eux… D’ailleurs, je pense qu’ils ne nous connaissent même pas. Peut-être qu’ils sont plus attirés par un mouvement ou une ville spécifique, ça pourrait leur rappeler leur jeunesse.” Au passage, Stockholm Monsters, on se demande toujours ce qu’ils sont devenus. “Ah, je ne sais pas… Ils étaient bons, c’est sûr. Je n’aime pas ceux qui se reforment uniquement pour payer leurs impôts. C’est peut-être mieux pour certains qu’ils s’arrêtent à temps au lieu de continuer à faire de la musique seulement pour justifier le fait qu’ils sont encore dans les parages.”

“Rien que l’idée de travailler dans un grand studio m’effraie au plus haut point. Peur de perdre le contrôle.”

Si au milieu des années 70, à l’écart des problèmes de société, Supertramp intitulait ironiquement son album Crisis? What Crisis? (1975), Motorama ne fait en aucun cas allusion à une quelconque situation économique déréglée. Vlad ne cherche pas à écrire sur des problématiques sociales ou sur la politique, il avoue que ça ne l’intéresse pas. Entre deux cigarettes, on se met néanmoins à parler rapidement de Charlie Hebdo. “C’est terrible. J’en entends certains qui disent qu’il y a des gens qui meurent tous les jours, mais je m’efforce de leur faire comprendre que ça n’a rien à voir avec ce qui s’est passé chez vous.” Paroles de sage. Dans Poverty, les textes aussi filent droit, sans enrobage ni fioritures. Sur Write To Me, la chanson sur laquelle Vlad, lassé, prononce ses derniers mots, il demande à une femme de se mettre à écrire plutôt que de continuer à parler. “C’est très difficile pour moi de déblatérer sur la signification des paroles. Pas parce qu’elles sont abstraites, plutôt parce qu’elles renvoient à mon intimité. Ce sont des images que je veux montrer, je cherche à dévoiler une part de mes sentiments. Mais je refuse d’analyser les mots.” Dans les influences littéraires, il y a toujours Ilya Kormiltsev, écrivain et parolier de groupes soviétiques comme Nautilus Pompilius (“Quelqu’un d’énorme dans les années 90, d’une extravagance incroyable”). Ou encore Apollinaire qui revient comme un écho de réverb’. Vlad rit entre deux gorgées de café américain. On croit même déceler certains aigus dans son timbre. Et le verre à pied ne tient plus trop debout. Ce vers d’Apollinaire tombe alors à pic : “Mon verre s’est brisé comme un éclat de rire.

Dans la grande tradition pop française, de Daho avec Sur Mon Cou (Genet) à A.S Dragon avec Un Hémisphère Dans Une Chevelure (Baudelaire), il serait intéressant de pouvoir écouter un jour un morceau de Motorama qui reprendrait un poème d’Apollinaire, non ? “Ah non, je ne m’en crois pas capable ! De votre langue, j’arrive à saisir quelques bribes de mots mais pas plus. Même si je ne veux pas analyser les mots, il faut quand même que je comprenne un peu ce que je chante !” Pas de poème en français prévu dans le bloc-notes auditif, dommage. On se demande comment Vlad voit l’avenir de Motorama, lui qui balance un “Goodbye future” définitif sur le morceau Heavy Wave. Faire parler encore plus les synthés ? “Oh oui, je ne suis pas anti-technologie évidemment, on pourrait évoluer de cette façon. Le problème, c’est que certaines machines sont chères.”

Encore un problème de pauvreté, décidément. Pour conclure, quelques mots de Romain Guerret d’Aline à propos de Poverty. Depuis la signature de leurs premiers EP respectifs sur le label Holiday Records, Motorama et Aline ont beaucoup tourné ensemble. Malgré la distance géographique, les deux formations continuent d’être proches. Romain : “Ces mecs me plaisent encore plus parce qu’ils sont Russes : des gens bizarres, loin, mais très chaleureux, adorables. C’est un groupe avec une âme et il n’y en a plus beaucoup aujourd’hui. Pour moi, Motorama, ça va avec le déplacement, les paysages qui défilent – pour ça que j’ai apprécié Poverty en faisant mon footing. Motorama, c’est le ciel, la pluie, le vent, c’est une musique des grands espaces. Ce disque est plus cheap mais il y a toujours cette voix qui fait lien, très grave mais très aérienne. Dans la cold, il y a des voix caverneuses mais il n’y a pas d’éléments aériens. Là, c’est très perché, ça plane au-dessus de nous. C’est de la vitesse dans la lenteur, comme quand on croit aller vite dans l’espace alors qu’on avance doucement.” Avec sa vague minimale, Motorama emmène loin, loin…

Un autre long format ?