L'Anadolu rock, né en Turquie au cœur des sixties et réprimé par le pouvoir peu après son éclosion, renaît grâce à des groupes et artistes comme Altin Gün, Derya Yıldırım et Gaye Su Akyol. Eux aussi écartelés entre deux cultures et deux histoires, et qui ont choisi de ne pas choisir leur camp.


Cet article est initialement paru dans Magic#218 sous le titre “Rock Anadolu, le nouvel âge d’or”


Un matin de décembre 2015, Jacco Gardner et son groupe font escale à Istanbul dans le cadre de la tournée Hypnophobia. Le bassiste, Jasper Verhulst, féru de musique des années 1960 et 1970, entre chez un disquaire stambouliote – c’est un digger, un vrai. Il tombe sur un disque à la pochette colo – rée qui l’intrigue. Selda Ba ğca, dont le prénom est écrit d’un rose franc, est ici la «Joan Baez turque», apprend-il. Elle tient une guitare à la main, est vêtue d’un pull à rayures noires et blanches. À l’écoute, le coup de foudre est instantané. Le Néerlandais se documente sur cette musique qui lui est à la fois si coutumière (ces traces de psychédélisme…) et si étrangère (l’exotisme des sons d’Orient). Verhulst prolonge son séjour, juste pour dévaliser le reste des disquaires locaux. ll se procure tout ce qu’il peut. Aux Pays-Bas, il ramène des disques d’Erkin Koray, Barı ş Manço, Zafer Dilek, Arif Sa ğ… Tous des classiques d’anadolu pop (la «pop anatolienne», du nom de l’Anatolie qui couvre 97% du territoire turc), musique emblématique d’une époque.

À la frontière

Qui a subi l’influence de qui ? Quelle rive a enrichi l’autre? Derya Yıldırım, musicienne turque de vingt-cinq ans, auteure d’un formidable Kar Yagar en mai dernier (voir Magic n°216), a une réponse limpide: «Il n’y a pas d’Occident ou d’Orient. Aujourd’hui, parler de fusion est ridicule. “Qui a influencé qui ?”, c’est une question fermée. À mes yeux, il a toujours été question d’un brassage complexe et non absolu . » Cette ambiguïté définit aussi la Turquie, jeune nation même pas centenaire mais qui, à l’image de l’Empire ottoman dont elle est l’héritière, constitue une plaque tournante culturelle, intellectuelle et artistique, un point charnière entre l’Occident et l’Orient, une terre de syncrétisme par la force de sa localisation. Ce mélange entre deux mondes, en musique, atteint son apogée dans un contexte de modernisation de la Turquie. Porté à la tête de l’État en 1946, le Parti démocrate réalise un virage vers le libéralisme économique qui rend le pays éligible au plan Marshall et avec lui, à la laïcité, au multiculturalisme et bientôt aux Beatles. De l’autre côté de la mer, l’Europe est fascinée par ce pays neuf. Les musiciens s’essayent à sa langue dite altaïque – Johnny Hallyday chante deux morceaux de Sezen Cumhur Önal en 1966 – et viennent s’y produire. Un nouveau type de musique se développe sur ce terreau, combo de folk locale, d’instruments traditionnels – le bağlama (luth turc), l’oud ou le cümbüş – et d’électrification, de synthétiseurs, de pédales wah-wah, d’effets sonores comme la distorsion. Cette musique est portée par une jeune génération aisée, biberonnée à ces références importées, exposée à la culture occidentale grâce à ses études, et déjà lasse des coups d’État qui rythment la vie politique à partir de 1960. L’Anadolu pop boude alors la langue turque et lui préfère l’anglais. Mais il y a ces gammes, ces micro-intervalles, ces tonalités, l’écriture, cette manière de chanter, qui créent une singularité et un nouveau genre. Le quotidien national Hurriyet encourage ce foisonnement avec la création d’un concours : Altin Mikrofon («le micro d’or»), en 1965. Le cahier des charges est précis : les groupes doivent utiliser des instruments occidentaux, s’emparer de la modernité occidentale mais chanter en turc et ajouter un peu de patrimoine anatolien. Des figures iconiques telles que Silüetler, Cem Karaca et Moğollar s’imposent. Les allers-retours et collaborations se multiplient: beaucoup des musiciens turcs migrent en Europe continentale, certains créent des groupes là-bas, d’autres entament des collaborations avec des formations locales. Cette époque d’échanges fournit à trois groupes récemment apparus le carburant de leur créativité: Derya Yıldırım et son groupe – composé de Franco-Londoniens – Şimşek («la foudre» en turc), Jasper Verhulst et son sextette Altin Gün (justement nommé «l’âge d’or» en turc), mais aussi Gaye Su Akyol, accompagnée de la formation Bubituzak (voir Magic n°211).

Retromania

« Malgré l’existence de quartiers turcs et d’une communauté turque importante, personne ne jouait ces chansons aux Pays-Bas ou ailleurs en Europe, j’ai trouvé ça dommage », souffle Jasper Verhulst. En 2016, iI s’entoure de la chanteuse Merve Daşdemir, du chanteur et instrumentiste Erdinç Ecevit, du guitariste Ben Rider et du percussionniste Gino Groeneveld pour pallier ce manque. Altin Gün est né. Un passage aux Transmusicales et une session pour la radio américaine KEXP en 2017 précipitent leur reconnaissance internationale. « Pas mal des chansons que l’on joue ne sont pas des reprises de titres originaux, explique Ben Rider. Ce sont des standards, des poèmes, des contes, déjà interprétés par des millions d’artistes différents, partout, des bars aux mariages. C’est comme The House Of The Rising Sun ou Summertime. Certaines versions ne sonnent pas de façon très entraînante, sont trop folk. Du coup, on y ajoute des accords, des mélodies, une rythmique… On aime les rendre pop. » « Les Turcs, eux, sont parfois plus sceptiques parce qu’ils connaissent ces standards par cœur, qu’ils les considèrent folkloriques voire kitsch », contraste Jasper Verhulst. Derya Yıldırım se souvient: « Adolescente, j’ai rejeté la culture turque. J’ai grandi entre deux cultures, c’était difficile, ce rôle de l’Allemande avec des origines turques. Je n’étais jamais assez allemande. J’ai réalisé que mon origine m’empêchait d’être acceptée. Les chansons turques me rappelaient tout ça et m’embarrassaient. »Pourtant, ses premières compositions se teintent inconsciemment de cette musique qu’elle chérit, et reprend à présent. Erdinç Ecevit Yıldız, chanteur d’Altin Gün, a grandi à Arnhem, à 100 kilomètres au Sud d’Amsterdam et a subi le même écartèlement. Merve Daşdemir, née à Istanbul, a choisi de s’installer aux Pays-Bas. À eux deux, ils assurent l’authenticité d’Altin Gün, et sont au sens strict au devant de la scène. « Ça nous est arrivé de découvrir des morceaux géniaux à nos oreilles mais que Merve a refusés parce qu’elle ne le sentait pas, confirme Ben Rider, soit parce qu’ils parlent de religion ou de spiritualité, soit parce qu’ils sont trop kitsch. Ça nous déçoit toujours mais c’est important qu’ils puissent être à l’aise avec les textes. »Jasper et lui avouent ne pas comprendre les paroles. Interrogés sur la modernité de leur démarche – ou son passéisme, selon le point de vue – le bassiste répond: « C’est comme la cuisine. Différentes compositions possibles ne font jamais le même plat…» Gaye Su Aykol, qui se différencie par son statut d’autrice-compositrice, veut aussi croire « qu’il y a encore d’autres éléments à compiler, à associer ». « On apporte une autre pierre à l’édifice, poursuit-elle. L’important c’est que ce soit fait d’une manière originale. » Derya Yıldırım reprend des standards aussi bien qu’elle compose. « C’est Retour vers le futur, s’exclame-t-elle. Évidemment qu’on se nourrit du passé, mais ce que chacun de nous fait est personnel et unique. »

Contestataire et féministe

Les musiciens originels du rock turc ont toujours reflété la soif de progrès démocratique de leur époque. La charge politique et contestataire assumée de leurs morceaux est apparue progressivement. En Turquie, le climat politique se dégrade à la moitié des années 1960, sous l’influence des courants conservateurs et islamistes. Le concours du micro d’or est interdit par les autorités en 1968. La jeunesse se radicalise, les universités sont occu pées, les cours boycottés, les ouvriers manifestent et occupent des usines… En mars 1971, l’armée mène une violente répression et prend les commandes de l’État. Des mouvements d’extrême gauche appellent à lutter contre l’impérialisme américain. De nombreux artistes se politisent ouvertement. Un nouveau coup d’État, en 1980, entraîne une répression générale de toute forme d’expression publique. Le rock est compris dans le lot. Cem Karaca est jugé au tribunal pour avoir composé une marche dite communiste en 1977. Selda Bağcan est emprisonnée pour prises de positions politiques, interdite de télé et de radio en 1980 et frappée d’une interdiction de quitter le territoire. Gaye Su Akyol admire la droiture des artistes de l’époque: « Leurs paroles racontaient une période de troubles sociaux. Ces chansons défendent les droits des gens, évoquent leurs problèmes et les discriminations subies ». Elle se définit aujourd’hui comme « sa propre héroïne » à l’« esprit libre » dans le contexte politique réactionnaire de la Turquie dirigée par Recep Tayyip Erdoğan. « Ma musique est aussi politique, dit-elle fièrement. Je n’ai pas peur d’utiliser mon langage pour parler d’injustice. » Elle a dû répondre à une convocation des autorités policières qui voulaient sonder le contenu de sa musique. Défendre la liberté d’expression ou s’opposer au régime n’est pas l’intention des membres d’Altin Gün. « Nos chansons parlent de séparation, d’amour, de guerre, de grands thèmes universels qui touchent tout le monde, explique Jasper Verhulst. Si j’ai commencé à penser à ce projet au même moment que la dérive autoritaire d’Erdoğan en Turquie, il n’avait rien de politique. » « On ne parle pas des problèmes politiques actuels mais, d’une certaine manière, notre musique est chargée politiquement parce qu’on transmet des histoires qui ne sont pas les nôtres », souffle Ben Rider.

Une fête plus qu’un combat politique

Derya Yıldırım dit ne pas avoir commencé la musique dans un but politique, «mais avec le temps, c’est devenu une évidence, le fait même d’être une femme qui se tient sur scène est un acte politique en soi», reconnaît-elle dans un contexte où la restriction des droits des femmes obsède l’administration Erdoğan. « Nous ne sommes pas experts en géopolitique, nuance-t-elle. Ce que certains appellent la génération “outre-nationale” [sans frontières, ndlr] est à l’évidence en train de développer une curiosité et une ouverture d’esprit nécessaires et précieuses. Il doit quand même aussi y avoir un petit effet de mode, la “world music” électrifiée étant un peu branchée en ce moment… Le temps sera certainement le meilleur filtre pour distinguer ce qui est authentique de ce qui est superficiel! » Les héritiers de l’Anadolu rock préfèrent considérer leur travail présent comme une ôde à la joie de vivre plus qu’à la subversion. « Nous interprétons ces classiques d’une manière différente : très positive, très dansante, affirme Jasper Verhulst. Nous leur offrons un côté festif. Ce qui compte finalement, c’est la sensation. Nous nous sentons heureux lorsque nous les jouons et je pense que les gens le réalisent et se sentent bien aussi. » Août 2019, Saint-Malo. Deuxième soirée de la Route du Rock. La pluie si redoutée depuis deux jours crache sur les festivaliers. Bientôt le son d’Altin Gün enveloppe l’air breton et précipite des milliers de corps dans une transe tournoyante, euphorique, vibrante, vitale. Le meilleur concert du cru 2019, écrirons-nous deux jours plus tard. Metronomy, Idles, Fontaines D.C. ou Tame Impala avaient foulé la même scène.

Pour aller plus loin –> La pop anadolu en cinq titres

Un autre long format ?