Retour sur un grand disque jamais réédité avec le deuxième album des Américains de Vitesse, Chelsea 27099, paru en 2000 sur le label Hidden Agenda Records.

LE CONTEXTE
La promesse de l’an 2000, tel un slogan, a tout d’une farce étriquée, entre une foi messianique en l’avenir et l’illusion arithmétique d’un troisième millénaire qui nous échappe. Le nombre est rond, mais son contenu reste encore à pourvoir. En France, la fête de son annonciation sera délicieusement gâchée par une tempête de tous les diables. Des milliers de foyers seront privés d’électricité pour célébrer le nouvel an, nous annonce-t-on, dans une grande ferveur larmoyante. Ici et ailleurs, les catastrophes riront… Ainsi, le vol du Concorde 4590 entonne le chant du cygne. Pire encore, l’équipe de France est victorieuse de l’Italie lors du championnat d’Europe de football, poursuivant tristement une décennie de polémiques ennuyeuses sur l’importance du sport dans la culture française, ses valeurs d’intégration, son patriotisme sous le drapeau, etc. Le Koursk se noie en mer de Barents après avoir lancé deux “grosses filles”, laissant vingt-trois hommes agonisant à son bord. Quant à Vladimir Poutine et George W. Bush, ils sont bel et bien présidents. Définitivement, cette année 2000 brille car elle échappe à toutes les attentes de la divine providence. Le seul salut vient d’AOL, qui lance son forfait 56k (presque) illimité, licence tacite pour télécharger à l’envi des précieux fichiers MP3. Voilà donc 366 jours qu’il vaut mieux vivre reclus dans sa chambre, sans télévision ni radio, mais avec une chaîne hi-fi, un certain sens de l’ironie et un goût aiguisé pour l’autarcie.

LE GROUPE
Dans une chambre, c’est justement là que l’un des duos les plus discrets de l’histoire de la pop a œuvré au long de sa courte discographie. À la fin de la décennie 90, Hewson Chen est étudiant à Chicago et s’intéresse à la scène locale. Un groupe retient particulièrement son attention : Toulouse, dont la musique tend vers le post-punk britannique quelques années avant son grand retour à la page. Le hasard faisant souvent bien les choses, l’excellent batteur de cette formation, Joshua Klein, participe aux mêmes cours d’introduction à la composition qu’Hewson Chen. À la faveur de ces circonstances, Josh et Hewson se lient d’amitié et décident d’enregistrer quelques titres ensemble. Nous sommes en 1999 et Vitesse voit le jour de la manière la plus spontanée qui soit. Ce qui aujourd’hui frappe encore le plus les deux protagonistes est leur parfaite entente musicale et la rapidité de conception et d’enregistrement de leurs quatre albums. Les rôles se répartissent naturellement et les musiciens bricoleurs complètent leurs savoir-faire à la perfection tout en veillant à conserver précieusement une certaine désinvolture dans leurs compositions. C’est peut-être de cette immédiateté et de cette évidence que les disques de Vitesse tirent une telle impression d’aisance et de douceur mélodique qui séduit immédiatement pour ne jamais lasser. De cette première année de travail paraît un premier LP, l’excellent A Certain Hostility (1999), toujours aussi délicat et impressionnant avec le recul – surtout quand on considère l’archaïsme des moyens.


L’ALBUM
Durant l’année 2000, Hewson Chen suit des cours de droit à l’université de Nashville dans le Tennessee. Mais Vitesse, qui vient juste de faire paraître son premier LP, ne s’arrête pas en si bon chemin. Pendant cette période d’éloignement, les deux musiciens continuent à correspondre et à se voir régulièrement. La méthode de production, elle, n’a pas changé. “Tout s’est déroulé autour d’un ordinateur équipé d’une interface nommée « Sound Blaster ». Ce logiciel que nous utilisions ressemblait à un petit jeu vidéo pour les enfants. J’aimais beaucoup ces horribles instruments MIDI génériques qui l’accompagnaient car ils avaient des sonorités très désuètes. Le tympanon, par exemple, sonnait d’une façon complètement irréelle et dégageait une sorte de fragilité touchante.” Pour ce qui est des instruments matériels, ce n’est pas non plus la grande débauche de luxe. Deux modèles de guitares, une basse, un clavier Roland, une boîte à rythmes et une mandoline constituent l’ensemble de l’équipement. La méthode de travail est faite d’allers et retours entre les mains de Hewson et de Josh. Les chansons sont agencées par Joshua à partir de bribes de morceaux composés par Hewson qui écrit aussi les paroles. Cependant, aucune de ces considérations techniques n’éclaire le mystère du grand album malheureusement resté confidentiel qui va suivre. Bien que tous les disques de Vitesse aient été composés de façon extrêmement rapide, Chelsea 27099 respire une quiétude et une profondeur mélodique rares. Une pochette (le collage de l’ami Kevin Barker) marque la sensualité ado-saphique de l’ensemble et entre en résonnance avec l’esthétique des deux premiers films de Sofia Coppola. La légère réverbération sur la voix d’Hewson Chen teinte ces douze titres d’une délicieuse langueur. L’intitulé de l’œuvre emprunté au huis clos Fenêtre Sur Cour (1954) d’Alfred Hitchcock – il s’agit du numéro de téléphone de l’assassin – fait écho à toute l’imagination et à l’espace que déploie ici Vitesse. Il serait inopportun de réduire, comme on l’a déjà fait, les disques de Vitesse à leurs influences et ressemblances (The Magnetic Fields, OMD, Pet Shop Boys) et d’ignorer en Chelsea 27099 toutes les splendeurs de synthpop romantique auxquelles invite son intimité. Marqué par ses imperfections et son dilettantisme volontaire qui définissent sa personnalité, ce disque entièrement baigné dans la même humeur mélancolique offre une remarquable expérience d’éclatement de l’espace et du temps.

LA SUITE
Vitesse a continué son existence en plusieurs lieux : Chicago, Nashville et New York. Après deux nouveaux disques tout aussi beaux (What Can Not Be But Is… en 2001 et You Win Again, Gravity! en 2002), Vitesse est mort des distances et de ses malchances. Peu enthousiaste à l’idée de donner des concerts, le duo s’était un temps décidé à jouer ses chansons devant un public. La première fois, c’était à l’occasion du CMJ Music Marathon de New York en 2001, festival annulé à cause des attentats du 11 septembre. L’année suivante, alors qu’ils étaient invités à jouer en direct à l’initiative du magazine satirique The Onion (l’ancêtre américain du Gorafi), Hewson Chen et Joshua Klein se débrouillèrent pour trouver des amis acceptant de monter sur scène à leur place. Malheureusement, les deux usurpateurs se cuitèrent et se trouvèrent tellement ivres qu’ils ne parvinrent pas à monter sur scène, et la performance fut annulée. “Finalement, j’ai commencé à réaliser que Vitesse n’était certainement pas fait pour la scène. Avec Josh, nous avons emprunté des chemins divergents. Je commençais à avoir de plus en plus d’ambitions musicales alors que Josh – et c’est tout à son honneur – restait toujours aussi rétif à toute forme de prétention, nous raconte Hewson Chen une décennie plus tard. S’il est triste d’avoir la confirmation par Joshua Klein qu’il n’a plus joué dans un groupe depuis cet âge d’or, la discographie de son ami Hewson (mise entre parenthèses par sa carrière d’avocat) a repris de plus belle depuis trois ans avec The New Lines, le groupe “broadcastien” auteur d’All That We See And Seem (2011) et Fall In Line (2013). On ne cesse de vanter ses mérites dans ces pages et son nouveau disque est en cours d’enregistrement.

Un autre long format ?