Retour sur un grand disque jamais réédité avec The Key Album, le seul et unique disque des Britanniques de The Keys paru en 1981 sur le label A&M Records. Une drôle d'étoile filante parrainée par Joe Jackson.

LE CONTEXTE
Les rares optimistes qui espéraient encore que le basculement dans une nouvelle décennie serait marqué par l’avènement d’une modernité radieuse en sont indéniablement pour leurs frais. Alors même que les perspectives d’un troisième conflit mondial semblent se préciser – crise des euromissiles oblige –, les deux blocs antagonistes durcissent sérieusement leurs positions respectives, s’efforçant de supprimer avec la vigilance la plus impitoyable toute trace de dissension ou d’opposition interne. À l’Ouest, la Dame de Fer assoit sa réputation d’inflexibilité en laissant les militants emprisonnés de l’IRA mener jusqu’à son terme leur tragique grève de la faim. De l’autre côté du rideau de fer, le général Jaruzelski s’installe au pouvoir en Pologne en février et y instaure l’état de siège au mois de décembre sous prétexte d’éviter l’intervention plus musclée de Moscou. Lot de consolation pour les partisans de Solidarnosc : L’Homme De Fer d’Andrzej Wajda remporte la Palme d’or à Cannes. Dans ce contexte de tensions exacerbées, l’élection en France le 10 mai d’un premier président socialiste aux ambitions modestement réformistes suffit à ressusciter la crainte d’une invasion des chars soviétiques au beau milieu des Champs-Élysées. Comme souvent en période de crise extrême, les transpositions artistiques, et notamment musicales, oscillent entre restitution fidèle de la noirceur de l’époque et recherche d’une échappatoire radicale et ludique. D’un côté, les coloris sombres du repli intime, l’évocation égotiste de la dépression pure et l’invitation (à demi-mots) au suicide signée The Cure ou Bauhaus ; de l’autre, le retour d’un glam néo-romantique triomphant et l’apologie plus ou moins ironique de la superficialité légère dans un monde dépourvu de toute perspective de long terme. Noyée au beau milieu du marasme international, une innovation de poids passe presque inaperçue. Video killed the radio stars”, claironne The Buggles le 1er août en inaugurant les programmes d’une petite chaîne nommée MTV. Pas sûr que Bob Marley et Brassens aient été victimes cette année-là de l’avènement du clip, mais il est certain qu’en tête des charts, le renouvellement des générations et le règne des apparences commencent déjà à se faire sentir alors que Duran Duran, Depeche Mode et The Human League signent leurs premiers hits synthétiques. Transition également pour des formations majeures. Quelques mois à peine après la Ceremony du deuil, les trois rescapés de feu Joy Division se remettent déjà en Movement, à la recherche d’un ordre nouveau que l’on ne fait qu’entrevoir sur quelques-uns des titres d’un premier LP de transition. Pas grand monde ne prête encore attention aux balbutiements d’Irlandais mal fagotés qui lancent en October leur deuxième ballon-sonde. Gloria!, entonne leur chanteur aux accents déjà mystico-prophétiques. Pas encore tout à fait, mais cela ne saurait tarder.

LE GROUPE
C’est bien connu, les révolutions présentent entre autres avantages d’offrir parfois une seconde virginité aux ringards les plus anonymes et de faire table rase du passé pour mieux effacer les casiers musicaux les plus chargés. À l’instar de bon nombre de leurs compatriotes britanniques – Elvis Costello, The Stranglers, The Only Ones ou même Joe Strummer –, les membres de The Keys ne présentent que bien peu de traits communs avec les jeunes perdreaux de l’année 1977. Qu’à cela ne tienne ! Une bonne coupe de cheveu – en témoigne la banane de compétition arborée sur la pochette par le chanteur et bassiste Drew Barfield – suivie d’un bref lifting musical et les hippies, les ex-fans de rock progressif ou les pub rockers d’hier retrouvent en un clin d’œil une seconde jeunesse. Barfield et le guitariste Steve Tatler ont fourbi ensemble leurs premières armes au sein de John Doe tandis que le second guitariste Ben Grove a longtemps végété avec The Banned et The Retros. Le batteur Geoff Britton est quant à lui un authentique vétéran de la scène pop britannique ayant déjà traîné ses pataugas derrière les fûts d’East Of Eden, Manfred Mann et même Wings période Venus And Mars (1975). Bien décidés à profiter de la confusion générale qui règne encore sur une scène britannique récemment balayée par le séisme punk, ils s’engouffrent dans les portes fraîchement ouvertes et commencent à répéter en 1979. Dopées par l’énergie d’une section rythmique plus que rodée, les premières compositions signées par le quatuor évoquent à s’y méprendre les saillies nerveuses et mordantes du jeune Costello. Après avoir publié une poignée de singles et même si The Keys se rapproche donc de l’esthétique de Stiff Records, le groupe saute une étape pour signer directement sur une major, A&M.

L’ALBUM
Il bénéficie surtout du patronage bienveillant de Joe Jackson qui interrompt même sa course vers le succès et ses penchants coupables pour le swing afin de produire l’unique album de ses protégés. Pas reconnaissants pour deux sous, ceux-ci surpassent allègrement leur parrain et publient au passage un LP qui se révèle à l’écoute bien meilleur que Look Sharp! (1979) et I’m The Man (1979) de Jackson, même s’il demeure imprégné de la même énergie tendue et nerveuse. Un parfait exemple de ce que le terme power pop, inventé quinze ans plus tôt par Pete Townshend à propos de l’alliance entre mélodie et énergie pratiquée par The Who, désigne dans cette brève période qui s’étend de 1979 à 1981 et qui correspond indubitablement à son âge d’or : à la fois une étiquette commode et agaçante qui permet aux anciens acteurs institutionnels de l’industrie du disque – A&M en l’occurrence – un temps largués par le remue-ménage punk de reprendre la mainmise sur le marché mondial en commercialisant une version souvent affadie et aseptisée des innovations de la nouvelle vague, mais aussi un point de ralliement salutaire pour tous ceux qui cherchent dans un retour vers une certaine innocence passée la solution aux impasses du no future. Des deux côtés de l’Atlantique, on s’intéresse donc de plus en plus près aux vestiges de l’invasion britannique impulsée par The Beatles et on entame des fouilles archéologiques approfondies dans les garages américains les plus obscurs. Comme The Beat ou The Plimsouls au même moment du côté de Los Angeles, The Keys synthétise trois décennies d’héritage musical en rafraichissant à coup de mélodies d’une évidence absolue le rock pur et naïf de Gene Vincent (One Good Reason), la pop scintillante des premiers tubes des Fab Four (I Don’t Wanna Cry) et même les deux en même temps – Run Run Run où Eddie Cochran sprinte côte à côte avec The Beach Boys. Plus loin, Saturday To Sunday Night recycle allègrement et sans la moindre vergogne le riff de Last Train To Clarksville de The Monkees en y ajoutant cette sentence impérissable après laquelle Kaiser Chiefs pourra bien courir toute sa vie : “I can see that all your teeth are capped.” Cette collection de perles pop délicieusement régressives, déjà en dehors de son époque au moment même de sa sortie, n’a donc pas pu prendre la moindre ridule.



LA SUITE
Quelle suite ? Salué par la critique, The Keys Album s’écoule péniblement à quelques milliers d’exemplaires. Alors que son label refuse de financer une sortie internationale qui aurait pu lui ouvrir les portes du marché américain, le groupe tâtonne, végète et finit par se séparer début 1983. Les membres se dispersent et retournent à leur triste médiocrité de requins de studio en eaux troubles ou d’obscurs piliers de pub. On a parfois entendu Barfield dans le sillage de Joe Jackson au cours des années 1990 et plus récemment au sein de Los Pacaminos, un obscur combo tex-mex où il sévit en compagnie de Paul Young. C’est dire le niveau. Les autres ont à peu près disparu de la circulation jusqu’en 2009 où quelques concerts communs ont été annoncés sans que l’on parvienne à savoir s’ils ont véritablement été suivis d’effets. Jamais réédité en CD contrairement à d’autres curiosités pourtant bien moins reluisantes d’un catalogue désormais tombé dans l’escarcelle d’Universal, l’album s’écoute librement sur YouTube tandis que l’édition originale se négocie via les plates-formes en ligne contre quelques dizaines de dollars chez les brocanteurs lituaniens. Triste lot pour un coup d’essai sans lendemain mais qui demeure, plus de trente ans après sa sortie, l’une des réussites majeures d’un genre mineur.

Un autre long format ?